Je ne suis pas sujet aux insomnies. Je suis plutôt marmotte. Quels que soient l’environnement, la qualité du matelas, le bruit ou les contrariétés, je dors. Le sommeil est un bien précieux qui ne m’a jamais fait défaut. Jusqu’à aujourd’hui. Il faut dire que les cafés avalés dans la soirée n’ont pas aidé. Ni ceux de la nuit. Foutu pour foutu, je sirote une énième dose de caféine, le regard oscillant entre les sapins caressés par un clair de lune intermittent et mon téléphone. Je reste sans réponse du beau barbu qui m’a fait chavirer au bal du 14 juillet. Je ne comprends pas. Il y a forcément une explication plausible et pas trop désagréable à entendre. On ne s’est rien promis, certes. Je ne peux pourtant m’empêcher de songer à la complicité immédiate qui s’est installée, à la chaleur de son étreinte, à ses yeux chocolat qui me racontaient un océan de possibles quand nous ne parlions pas, à la douce simplicité de nos échanges quand nous parlions. 6 heures du matin. J’improvise, j’enfile pantalon de jogging, t-shirt blanc fatigué orné d’un dindon déclarant fièrement « My name is Paul. Paul Dindon ! » – offert par Sylviane, toujours dans les bons coups pour les cadeaux personnalisés –, chaussettes, baskets et descends à la réception. Serviette sous le bras, je salue le veilleur qui finit courageusement sa nuit de labeur et me dirige vers le lac.
L’aube est paisible et l’immense étendue qui m’avale nu, le bain qui me lave de mes tourments. Je flotte, j’écarte les bras, je fais l’étoile. J’inspire, j’expire. L’eau est glacée. J’inspire, j’expire.
— Je viens seulement de lire ton message. 48h sans téléphone, je t’expliquerai.
— (émoji monocle sur un œil et moue dubitative)
— (émojis voiture, deux chopes de bière qui s’entrechoquent, deux garçons qui se tiennent la main)
— ?
— Je passe te chercher à l’auberge à midi (tu es bien à l’auberge ?) et je t’emmène déjeuner, ok ?
Les douze coups de midi cognent dans mon cœur. Pas endimanché mais presque, je l’attends. Je déroule la conversation que je nous imagine tenir sur le chemin vers Pollox. C’est un scénario que ne renierait pas le magazine Nous Deux. Un roman-photos où deux hommes se font la cour, s’expliquent, font mine de se disputer, pour la forme, se rabibochent. Le plus jeune au volant de son Land Rover Defender, fenêtre baissée, barbe au vent, la main tantôt sur le levier de vitesse tantôt sur le genou du plus âgé.
J’en suis là de mes divagations – merci l’insomnie – quand Siegfried apparaît. La barbe a poussé, l’allure n’a pas changé. Je n’ai pas le temps de penser à comment l’accueillir, lui serrer la main – c’est idiot –, l’enlacer – la pudeur me l’interdit –, qu’il s’approche et pose ses lèvres sur les miennes.
— Viens, je vais te montrer un truc, me dit-il en me prenant par la main.
Je suis tout chose.
Dans la voiture, il me dit que je lui ai manqué, que j’aurais dû l’appeler, le prévenir de ma venue, pour qu’il s’organise. Il me remercie pour les fleurs. Je n’ai pourtant pas accompagné mes glaïeuls de mots doux, je pensais les lui remettre en main propre. Mais les autres fleurs ? Il ne m’a pas servi le « ça n’est pas du tout ce que tu crois, » entendu dans tant et tant de films. C’est une faveur pour un service rendu à une voisine, c’est tout. Il n’en fait pas plus cas. Je retrouve sa simplicité et ça me plaît. Peu avant l’entrée dans le village, il ralentit, ouvre ma fenêtre, me désigne un point dans le paysage. Je n’ai pas vu. Il soupire. Je ne comprends pas. Il fait le tour de la place. Les platanes n’ont pas bougé[1]. Il reprend la sortie de Pollox. L’air perplexe, je demande :
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
En guise de réponse, un sourire taquin assorti d’un clin d’œil. Deux cents mètres plus loin, Siegfried stoppe le véhicule en pleine route. Il me montre un panneau publicitaire planté latéralement dans le décor de sorte qu’on ne peut le louper ni en entrant ni en sortant de Pollox. Sur l’affiche, un message et des cœurs sur les i : « In love with Paul Dindon. Siegfried »[2]
Un torrent d’émotions s’abat sur moi. La joie qu’aucun mot ne peut rétrécir. L’ivresse des grands sommets. Le grand huit. J’ai chaud, j’ai tellement chaud que je pourrais me consumer sur place. Et soudain, les larmes qui menacent d’embuer mon regard. Sous les yeux attendris de Siegfried, je bredouille un « me too » et fonds dans ses bras. Ce n’est pas un feu d’artifice en plein jour qui accueille nos retrouvailles mais pas loin, des coups de klaxon d’un tracteur qui nous dépasse. Sa conductrice nous fait coucou de la main. Un large sourire éclaire son visage. Elle s’écrie :
« L’amour est dans le pré ! »
Notes
[1] Très très librement inspiré par la Compagnie Créole
[2] inspiré par « in love with Jeanne »
1 Commentaire de Natou auteur -
❤️❤️❤️❤️
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Awwww <3
3 Commentaire de Franck -
ROFL, m’est avis que ça serait plutôt du côté de 10/11° la température des lacs du Jura ;-) Peut-être un ou deux de plus s’il a fait rudement chaud pendant la journée… Mais 18° :-p Spa la Bretagne :-)
4 Commentaire de La commanditaire de Caroline Etienne -
“Les platanes n’ont pas bougé”, je ne vais pas m’en remettre :)))
Et youpi pour Paul et Siegfried!
5 Commentaire de AkaïAki -
J’aime ! Tout ! <3
C’est d’un romantisme auquel mon coté fleur bleue de midinette (caché, hein) ne saurait résister :-)
:-*
6 Commentaire de Paul Dindon -
@ Natou, Sacrip’Anne @AkaïAki Love is in the air
@ Franck je me suis pourtant fié aux prévisions météo (pour hier) de quelque lac de plaisance dans le Jura mais peut-être de plus basse altitude que celui de Pollox.
@ La commanditaire de Caroline Etienne C’est vrai ça, ils n’ont pas bougé :-) ils n’ont pas non plus été décalés :-)
7 Commentaire de Avril -
June dirait “c’est écrit,c’est pas dit, ça compte pas !”
Avril dit que ça compte un peu quand même.
8 Commentaire de Pétr-autrice -
L’un d’entre vous aurait-il le contact des casseurs de pub pour faire cesser ce scandale ?
Mais quelle chute !
9 Commentaire de Paul Dindon -
@ Avril June, sors du corps d’Avril :) et que fais-tu des ellipses (des moments où je n’ai pas écrit ce qu’ils se sont dit) ?
@ Pétr-autrice Si tu savais. La personne* derrière Paul Dindon (auteur) rêve d’éteindre toutes les vitrines qui restent allumées la nuit et de limiter de façon drastique la pollution visuelle et idéologique que représente la publicité. En dehors de ça, suis RAVI que ma conductrice de tracteur te plaise !