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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Les petites cases

Marco est arrivé alors qu’Adèle finissait sur la table basse l’assiette de spaghettis à la carbonara que je lui avais promise ce matin. La pauvre tombait de sommeil et je m’en suis voulue d’être restée trop tard avec Gaston à ordonner nos idées pour le devenir de l’auberge. Elle ne s’est d’ailleurs pas fait prier pour aller se coucher, signe qu’elle était « au bout de sa life », ainsi qu’elle dit désormais merci Nicolas.

Tout en débarrassant, je demandai à Marco s’il préférait dîner au restaurant ou ici, où je pouvais refaire des pâtes… ou des pâtes. Je ne m’étais pas trop occupée du réapprovisionnement ces derniers jours.

« Marco est un ventre, il n’a pas encore essayé toute la carte de septembre. Il va vouloir aller au resto je parie ! », cria Adèle depuis sa chambre.

« Tais-toi et dors ! », répliquai-je à l’unisson avec Marco.

« Ta gueule Marco, maman suffit, j’ai pas besoin de la stéréo !

— Pardon, jeune fille, de quoi je me mêle et quel est ce langage ? », protestai-je en allant fermer la porte de sa chambre.

Je revins m’affaler sur le canapé contre Marco et allongeai mes jambes sur la table basse.

« Alors ? Tu n’as pas répondu à ma question. Tu veux manger où ?

— … Ici. »

Il n’avait laissé qu’une fraction de seconde avant sa réponse mais j’avais pu sentir son hésitation.

« Tu es sûr ? Je n’ai vraiment que des pâtes, ça n’était pas une formule.

— Oui oui, ça sera très bien. »

Non, décidément, il y avait quelque chose qui clochait.

« C’est Janette qui te gêne ?

— Hein ? Houla pas du tout, j’adore Janette et ses regards qui disent je t’ai à l’œil me réjouissent beaucoup. J’aime bien voir comment elle prend soin de toi, ta cuistot pour la vie.

— Bon. Alors c’est que ça officialise trop notre relation ? C’est trop ou trop tôt pour toi ?

— Ah mais non, mais qu’est-ce que tu racontes ? Si ça peut te rassurer je veux bien me balader dans tout le département avec une pancarte “In love with Jeanne” autour du cou, pas de problèmes. Je n’irai pas jusqu’à te proposer de le peindre sur la carrosserie de Scarlett, j’ai mes limites, encore que je ne t’interdis pas d’essayer de m’en persuader avec les grands moyens…

— Je ne comprends pas alors. Adèle a raison, j’ai du mal à croire que tu as très envie de spaghettis avec une carte pareille à disposition trois étages plus bas.

— Erm… Bon écoute, je te vois souvent à la réception quand je t’attends ou au restaurant quand on y mange et… Eh bien il y a ce gros décalage, qui me perturbe un peu, entre la Jeanne que j’ai rencontrée chez Gaston ou que je vois ici, au garage ou n’importe où ailleurs et celle de quand tu es “en fonctions”. »

Je me redressai et calai les talons contre mes fesses, les bras autour des jambes.

« C’est normal, je suis au boulot.

— Certes mais, peut-être à tort, j’ai l’impression que tu en fais plus que nécessaire, et cette Jeanne-là me donne l’impression de vouloir entrer dans un moule qui n’est pas le sien.

— Tu connais Élisa ?!

— Euh… Non, qui est-ce ?

— Une cliente. Non pardon, une copine maintenant. Elle m’a dit la même chose que toi cet après-midi, même si formulé autrement. Elle pense aussi que j’en fais trop ou qu’en tout cas je pourrais relâcher un peu la pression sans que la maison s’écroule. Tu fais comment toi, pour gérer la bonne distance avec les clients ? Question idiote, ce sont tous tes copains.

— Pas tous mais beaucoup oui. Mais tu sais, ce ne sont pas des copains qui sont devenus clients ce sont des clients qui sont devenus des copains. Le contexte est différent cela dit. S’ils viennent dans notre garage et pas un autre c’est parce qu’ils partagent avec nous la passion des vieilles bagnoles, ça crée des liens.

— Oui, je ne pense pas que mes clients soient particulièrement passionnés par l’hôtellerie… L’équipe si, en partie, et peu importe quoi qu’il en soit, je ne leur demande pas ça. Mais si les clients ou les fournisseurs ou le personnel me voyaient autrement, comme je suis avec toi, est-ce qu’ils ne se rendraient pas compte… Est-ce qu’ils ne penseraient pas… Est-ce que j’arriverais…

— À faire illusion ? »

Je sursautai.

« Quelque chose comme ça, oui. Je t’ai dit que ma seule formation c’est gouvernante ? Je n’ai aucune expérience de direction d’entreprise, de gestion, de compta ni rien de ce genre. J’ai eu un sous-directeur en début de saison, il était formé, calibré pour ça. Il respirait la compétence. Même quand il a dérapé, personne n’a dit qu’il était incompétent, tout le monde en a logiquement déduit qu’il faisait un burn-out. Moi si je me plante, ça ne fera que confirmer que je n’en avais pas les épaules, comme prévu. Je suis sûre que ça transpirerait encore plus si je “relâchais la pression” comme dit Élisa. Que je ne serais pas prise au sérieux, pas crédible, qu’on douterait de mes compétences.

— Plus que tu en doutes toi-même ?

— Tu connais Gabriel !?

— Un autre client ?

— Mon frangin, je te le présenterai.

— Je blaguais, je sais qui est Gabriel. Il a l’air bien cet homme.

— Un sage. Je l’appelle Lao Tseu.

— Je comprends ce que tu dis et je serais mauvais juge car je suis né avec les clés du garage dans la poche de ma grenouillère pour ainsi dire, comme mon frère et mon cousin. Et puis on est des mecs, ça facilite la vie de chef d’entreprise. Mais après bientôt trois mois est-ce que tu n’as pas déjà tous les éléments en main pour savoir désormais que tu en es tout à fait capable ? J’ai vu comment ton équipe se comporte, ils te respectent, ça crève les yeux. Et tu m’as bien dit que Gaston avait confirmé les comptes ? Il n’est pas spécialement tendre dans son domaine. Et sûrement pas hypocrite. Et encore moins à faire croire à une copine que la situation est saine si elle va au gouffre. Est-ce que ça ne t’autorise pas à enrayer dans ta tête l’image que tu penses qu’on pourrait se faire de toi dans ton “état naturel” ?

— Disons que ça m’autorise à t’écouter sans me boucher les oreilles ni te mettre à la porte, ce qui est déjà une grande avancée. Et puis côté clients il y a Élisa au moins avec laquelle je me suis un peu lâchée, certes hors de l’enceinte de l’auberge mais quand même. Pour l’équipe, la plupart sont déjà passés de l’autre côté de ma frontière prétendument étanche et les autres frôlent de prendre le même chemin.

— Tu dis ça sur un ton, comme si ça posait problème. C’est plutôt bien non ?

— Non, enfin si. Là hier et aujourd’hui, j’ai fait le tour de toute l’équipe pour leur demander s’ils voulaient rester ici, passer en CDI, peut-être même un peu plus que ça. Je te raconterai les discussions avec Gaston. Ils me répondront mercredi soir. Pour Lucien et Henri je me disais que le fait qu’on soit copains allait peser dans la balance, que je ne les laissais pas vraiment libres de choisir. J’étais plus à l’aise avec Vernon ; je pouvais lui dire qu’il est super compétent, que je le sens solide et qu’on s’entend vachement bien comme collègues, qu’on se complète très bien. Je ne jouais pas d’autre carte, même si je me dis que s’il reste on deviendra sûrement proches. Quant à la si attachante Natacha, on n’a pas tant de différence d’âge que ça mais elle s’est déjà fait suffisamment avoir à l’affectif, j’aurai toujours ce petit doute, si elle accepte, de me demander si c’est parce qu’elle a vraiment réfléchi à la meilleure solution pour elle ou parce qu’elle me voue une affection sans bornes que j’exploite. C’est pour ça que je n’aime pas mélanger, ça fait des interférences.

— Mais ça n’existe pas les décisions qui ne sont que cérébrales ! Tu prends tes décisions comme ça toi ?

— Mais non, c’est bien ce qui me fait peur. Tu sais pourquoi j’ai acheté ici ? À cause du vieux camion Guinard ! C’est n’importe quoi !

— Tu n’as pas analysé les comptes, fait vérifier la règlementation, la solidité du bâtiment…

— Si bien sûr.

— C’est pour ça que tu as acheté ici. Le camion c’était le bonus, les paillettes, le supplément du cœur, mais ta décision était très raisonnée. »

Il attrapa mon bras toujours autour de mes jambes pour le faire se dénouer et me tira vers lui.

« C’est le moment où je te dis que je suis heureux d’avoir eu droit à être rangé dans la case appartement et pas dans la case camping-car ?

— Tu peux. Tu es le premier. Tu vois que je progresse !

— Sur ce terrain-là, je pense que tu es arrivée au top du premier coup. Ne cherche pas plus loin.

— Mais bien sûr. Bon, je mets l’eau à chauffer ?

— Oui, mais ensuite tu me laisses la main. Tu crois que je n’ai pas vu que tu avais mis de la crème fraîche dans la carbonara d’Adèle ? »

Je lui tire la langue et je me lève lancer la cuisson des pâtes. Assez réfléchi pour ce soir.

Oh merde. Martin. On dira que comme l’appartement était en travaux ça ne compte pas ?

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