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Lucien Durand

veilleur de nuit

Et si on faisait du ski ?

En silençant de concert, l’autre soir avec Henri, et après avoir incidemment appris les inquiétudes de Jeanne au sujet de la viabilité de son auberge, il m’est venu des tas d’idées qui méritaient un peu plus de réflexion. Après le passage de la patronne, qui n’en a pas parlé ouvertement mais je savais bien que cela la tracassait, elles se sont affinées, ces idées, et je crois que je tiens peut-être un début de commencement d’ébauche de solution. Bien sûr, je m’en méfie toutefois, de mes intuitions, parce que je ne suis pas un modèle de gestionnaire, ayant déjà par le passé coulé magistralement ma propre affaire, un épisode peu reluisant de ma vie professionnelle que je prendrai peut-être le temps vous raconter un jour.

Car il semblerait que Denis, dans son obsession pour les chiffres qui l’a mené là où l’on sait, le pauvre gars, ait mis le doigt sur au moins quelques vérités au sujet de la rentabilité de l’auberge. Je ne suis pas un habitué des bilans et autres manipulations comptables, pas comme Gaston qui vous l’expliquerait bien mieux que moi, rapport à son passé de loup de la finance si j’ai bien compris ses allusions sur la constitution de sa fortune, mais je vois bien que le pari de Jeanne a un défaut majeur : celui de devoir réaliser, en à peine trois mois de saison, assez de chiffre d’affaires pour vivre de son investissement toute l’année. C’est très court, même si le taux d’occupation de l’établissement est impressionnant et ferait envie à n’importe laquelle de mes précédentes patronnes. Pensez donc, cent pour cent d’occupation de l’ouverture à la fermeture, et cela au bout du monde et quasiment sans publicité ni commissions d’agence à verser, au point que je me demande encore par quelle magie notre petite Jeanne a réussi à faire connaître son auberge aux quatre coins du pays et même de l’Europe. Car comment expliquer la présence, au fond d’une forêt du Jura, d’un comte russe, de deux japonais même si l’un d’eux est suisse, d’une aristocrate autrichienne et de voyageurs ayant parcouru toute la planète, bien loin des destinations touristiques habituelles d’une clientèle internationale ?

Alors dans ma petite tête de Lulu je me suis dit que nous sommes dans une région qui ne vit pas que du tourisme d’été, si on peut appeler été le semblant de saison estivale que nous avons par ici. Mon cousin Dédé, celui du midi, vous dirait même que ça ressemble furieusement à l’hiver en Provence, avec certes de belles éclaircies mais quand même pas mal de pluie, et des températures bien fraîches la nuit et le matin, que je ressens lors de mes observations renardesques quotidiennes. Pas frileux, le Lulu, mais il a toujours besoin d’une petite laine au milieu de la nuit pour s’asseoir dans le gravier sans bouger, attendant que sa petite famille apparaisse et se livre à son petit repas et à ses jeux nocturnes.


Et c’est justement cet air frisquet qui m’a fait penser que pendant l’hiver, il doit faire dans ces bois qui nous entourent des températures glaciales, et qu’il doit y avoir de la… oui, de la neige ! Bon sang, mais la neige, ça fait venir les touristes partout où il y en a ! La neige, ça fait penser pour un établissement hôtelier à de longues soirées devant la cheminée, à des bols de vin chaud ou de délicieux grogs fumants et fleurant bon le rhum des tropiques, à des promenades en raquettes dans les bois, à des traces de pattes de renards sur l’immensité blanche autour du lac, lac qui serait assurément gelé durant un bon trimestre et où l’on pourrait probablement patiner, à de douces pentes que des enfants se régaleraient à dévaler sur leur luge, et surtout, disons le mot qui attire la clientèle, à du ski ! Peut-être pas du ski de piste, avec ses remontées mécaniques qui dénaturent les paysages des montagnes, non, je ne le souhaiterais pas pour ce lieu si préservé, mais du ski de fond, celui qui attire les amoureux de nature et d’exercice à l’air frais. De longues balades dans la forêt avec ses arbres croulant sous leur manteau blanc, dans ce silence si particulier qui étouffe tous les sons, ça serait tellement enchanteur qu’il n’y aurait pas de difficultés à remplir l’établissement

On pourrait ouvrir dès les vacances de Noël, et probablement tenir jusqu’à celles de Pâques, ce qui doublerait assurément la recette et assurerait du travail à nos petits jeunes. La cuisine de Janette nous garantirait une satisfaction de la clientèle, et il ne suffirait que de persuader Gaston de monter une lame de chasse-neige sur son tank pour assurer l’approvisionnement et l’accès au village. Bien sûr, notre cheffe ne pourrait pas habiter dans sa caravane, mais elle pourrait prendre ses quartiers d’hiver au troisième, sous les combles, et elle pourrait nous régaler de fondues, raclettes et autres plats locaux roboratifs. Henri n’aurait plus à ratisser ses graviers et devrait plutôt couper du bois et déneiger le parking, et moi je pourrais sans doute rester un peu pour les aider, avec ma retraite qui économiserait à Jeanne un salaire de trop. Et ça ne serait pas pour moi bien fatigant, en hiver les gens ne font plus d’allées et venues au milieu de la nuit et rentrent se calfeutrer dès le crépuscule. C’est pas une idée lumineuse, ça ?

C’est décidé, demain j’en parle d’abord à Henri, façon de silencer un peu là-dessus pour avoir son avis, et puis nous en causons à Gaston, histoire de l’envoyer ensuite présenter l’affaire à la patronne, parce qu’il le fera bien mieux que nous, avec des chiffres et des tableaux pour faire plus sérieux. Comment pourrait-elle refuser ? Je vois déjà les étincelles dans les yeux d’Adèle, et le sourire qui revient dans ceux de Dame Jeanne, et cette simple idée, ajoutée évidemment à la promesse de tous ces grogs, me fait chaud au cœur.

Il ne sera pas dit, mon Lulu, que tu n’auras pas tout fait pour la conserver, cette petite famille, parce que tu ne veux pas la quitter et que l’approche de la fin de la saison t’angoisse terriblement, par le vide qu’elle signifiera, par la fin de cette aventure extraordinaire, par la perte de ces relations chaleureuses qui ont pris tellement d’importance dans ta vie. Tu peux être fier de toi, et tu mérites bien un petit godet, voyons maintenant ce que les enfants en pensent.

Il neigera bientôt sur cette auberge, parole de Lulu, tenez-vous bien, ça va glisser !

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