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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Les fuyards hôteliers

Le client de la chambre 4 est venu régler leur note hier après-midi. Le voyant descendre avec des valises, j’ai cru qu’ils partaient plus tôt que prévu, mais non. Il n’y a que lui qui partait et il réglait tout le séjour par avance. Il voulait y ajouter quelques centaines (?) d’euros « pour les frais annexes ». J’ai refusé de l’argent ne correspondant à aucune facture.

J’ai suffisamment de bouteille dans le métier pour avoir vu ça à plusieurs reprises : un plaquage brutal, un départ en catimini pendant que l’autre est occupé ailleurs, en l’occurrence la partie de pétanque très animée que j’entendais depuis le hall et qu’il entendait forcément aussi. La conviction d’être très élégant parce qu’on a sorti le portefeuille, comme si ça pouvait compenser la lâcheté de ne pas affronter la réaction de la compagne ou du compagnon qu’on abandonne.

Je les connais par cœur, les fuyards hôteliers aux grandes largesses, des hommes le plus souvent. Les femmes partent plus volontiers sur une dispute qu’elles ont plus ou moins consciemment provoquée. Il a dû laisser un mot sur l’oreiller, une enveloppe pleine de mots plus ou moins beaux selon le talent racontant à quel point elle a été importante pour lui, qu’elle est une femme formidable, qu’il ne l’oubliera jamais. En ville, ils font aussi livrer des fleurs ou des bijoux ou autres babioles selon le standing, mais au fond c’est la même chose : un solde de tout compte. Les pires ajoutent dans leur message d’adieu qu’ils aimeront toujours le jouet dont ils se sont lassés, gardant le lien bien serré autour de l’autre, attaché au piquet du souvenir d’un amour tragique.

J’en ai vu se terrer des jours entiers ou débarquer leur lettre à la main, hagardes, en quête de quelqu’un qui leur dirait que tout cela n’est qu’une mauvaise blague. J’en ai vu des poignées. Natacha, comme les autres, cherchera à s’expliquer ce qu’elle a bien pu faire pour qu’un homme si aimant la quitte malgré tout, la quitte sans le lui dire en face.

J’espère pour Natacha que ça ne touchera pas d’autres cordes déjà fragiles qui risqueraient de se rompre. J’espère qu’elle choisira le chemin de la colère, au moins le temps de se redresser. Je le suis en tout cas : en colère pour elle, pour elles.

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