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Nokomis Desfontaine

Chambre 6

Chemin faisant

(Nokomis, dans ses pensées)

Amarok a dit : « C’est le regard qui te conduit. Tu fixes ton but, au loin, tu tires. Tu tires avec les yeux, la prunelle de tes yeux. Tu repousses loin derrière le chemin parcouru. Regarde, vois loin devant. Oublie tes jambes. »

Alors je tire et le chemin se déroule sous mes roues, paisible. Mon coup de pédale est régulier, j’oublie mes muscles rougis au feu de l’effort et mes poumons brûlés. Mon souffle est frais, la morsure du soleil se fait caresse aujourd’hui. Mon regard est perdu autant que mes pensées.

Amarok a dit : « Ne doute pas. L’esprit qui te guide vient de vastes forêts que les grands froids font chatoyer d’une lumière ouatée. Le Jura auprès d’elles n’est qu’une miniature de poupée. Tu vas trouver. »

Elle n’a pas dit tu dois trouver. Elle a dit tu vas trouver. J’ai encore plus peur d’échouer.

✻ ✻ ✻

L’œil de Yahto est clair, aussi clair que le mien est noir, du bleu des glaces en été. Les glaciers sont le souvenir de l’hiver et garde en nos mémoires les cent manières d’y résister. L’œil de Yahto est clair, son regard aussi droit que le fil du poignard, une lame étincelante, et qui sait. Yahto est resté auprès d’Amarok, dans la ville chauffée à blanc.

Amarok a dit : «  Pars. Tu lui rapporteras les couleurs de l’été, de quoi iriser ses rêves. »

✻ ✻ ✻

J’ai attelé la remorque à mon vieux biclou, jeté dedans mon matériel et une vieille valise en carton, celle-là même avec laquelle Amarok a fait le pas de géant qui l’a sauvée des démons, quand elle est venue vivre au pays des colons.

C’est étonnant, quand on y pense, pour s’en libérer, se réfugier dans la patrie du démon blanc.

A Paris, elle aurait pu faire carrière au cabaret. Mais s’exhiber sous les projecteurs, juste vêtue d’un pagne, le front ceint d’un lacet de cuir pour maintenir ses longs cheveux, en susurrant des mélodies sirupeuses et spiritueuses, comme elle dit, elle n’a pas pu. Elle n’avait pas tenu tête à l’hiver, aux ours et aux loups, elle n’avait pas fait cette longue marche solitaire dans les forêts immenses, elle n’avait pas échappé au maître blanc pour se soumettre aussi bêtement, fût-ce dans le luxe et le confort. Dans ses veines coulait rouge et sombre le sang du loup, dans sa poitrine battait son cœur. Dans ses yeux brillait son âme, profond éclat noir de vie intense.

Elle a laissé l’homme blanc chanter sans le connaître le pays de ses ancêtres, elle est revenue à la sécurité modeste des ombres mouvantes et vivantes, elle a fui, le cœur brisé au souvenir de sa terre meurtrie. Il fallait vivre. Se laisser mourir, ç’aurait été trahir la mémoire des aïeux, rompre le fil de leurs légendes. Elle a vécu. Modeste, fière et droite, comme une flèche élancée de la terre vers les cieux. Quand il se tient droit, l’homme n’éprouve pas le besoin d’ériger de cathédrales.

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J’ai attelé la remorque que les mains de Yahto ont fabriquée pour moi. À l’étape, le soir venu, elle devient wigwam et m’accueille pour passer la nuit.

Une âme m’accompagne, à l’obscur des nuits je la sens. Quand la nuit est profonde, elle griffe le ciel de suie d’une traînée de lumière qui éclaircit mes idées. Le démon blanc l’appelle comète. L’ignorant.

Je pédale, la roue tourne, mon chemin se déroule.
Courage, Nokomis, te voilà presque arrivée. Juste pour la pleine lune, comme Amarok a dit.

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