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Hugo Loup

Chambre 13

L'auberge carrefour de vie

Hier, j’ai relu mon carnet. J’ai ri en voyant noté “J’ai refermé d’un coup sec le carnet”, ce qui précède pas vraiment. Je n’ai jamais tenu de journal, ni intime ni de bord ni de voyage. Ces dernières années, prendre la plume consistait soit à faire des rapports, soit écrire à ma parentèle. Si je prends tout ce qui concerne l’auberge, j’aime lire et je prends plaisir à écrire. Pour le reste, pas vraiment. Le relire me plombe le moral encore plus que d’y penser.
J’ai remarqué que je mettais des précisions comme si je parlais à quelqu’un qui ne sait rien de moi.

Ce matin course de 12 km, consistant en un aller-retour jusqu’à l’Ereintante. Uniquement de l’asphalte et sous un temps de Normandie comme dirait Maminette, ma grand-mère maternelle. Elle me manque. Je pense à elle parce qu’il y a deux anciennes à l’auberge. L’une est à mon étage, elle semble plus âgée, l’autre en dessous. J’ai envie de leur parler. J’aime échanger avec les anciens, ils ont beaucoup à partager en général. Même les plus grognons, comme Papichou (l’autre coté) qui ne devrait pas s’appeler ainsi d’ailleurs.
La clientèle est assez différente de ce que j’avais imaginé. Beaucoup de personnes seules, quelques jeunes de mon âge ou juste un peu plus, peu de seniors. Outre les deux dames, il y a un ancien, assez excentrique dans son genre. Il est accompagné de… Comment dire ? Si c’était une femme j’aurais dit Nanny. Il est un peu excentrique lui-même. Est-ce le patron qui a déteint ou l’employé qui s’est adapté ?

En parlant de l’excentrique de la chambre d’à coté, hier, réveil en fanfare par du Rachmaninov. A 3 heures du matin, niveau sonore digne d’un avion de chasse qui passe le mur du son, ça pique. Cela n’a pas changer mes habitudes, me lever à 5 heures. J’ai quand même apprécié d’aller me calmer en courant près de 10 km (2 allers-retours Pollox).
Après mon rituel course-petit-déjeuner-Taikyokuken, j’ai pris mon instrument et j’ai joué dans la forêt, un peu plus près de l’auberge mais pas trop quand même.

Après mes gammes, j’ai joué quelques morceaux traditionnels, dont un pour la fête des moissons. C’est la bonne époque mais pas le bon endroit. Je sais que, quelque part dans mes affaires, j’ai un morceau plus en harmonie avec le lieu, cette forêt épaisse par endroit, nature encore un peu sauvage.
Quand j’ai eu fini, en levant le nez au paysage, j’ai eu la surprise de voir quelqu’une. Grande et mince, elle se tient là en silence. C’est une résidente, sur le même palier que moi. Toujours seule. Elle semble triste. Je l’invité à me rejoindre, après des excuses pour avoir dérangé sa promenade.

Tandis qu’elle s’approche, je lui parle de taiko[1], des différentes tailles, des deux manières de tendre la peau. Je lui explique que le taiko accompagne les cérémonies shinto, le théâtre de No et le Kabuki, plus populaire, ou encore qu’il s’en joue dans les matsuri[2], ou encore qu’il accompagnait les armées lors des combats.
Elle semble intéressée alors je lui propose d’essayer. je lui tend les baguettes légères. Elle n’hésite que quelques secondes. Je ne peux malheureusement pas poser mon okedo sur le sol puisqu’il possède une peau tendue à chaque extrémité du fut et je n’ai pas son trépied. Alors je le maintiens à la verticale, ce qui n’est pas des plus commode pour jouer, d’autant moins lorsqu’on est novice.
Elle frappe doucement, me regarde, semblant attendre une approbation. Je lui dis d’y aller comme elle le sent, peu importe le rythme, peu importe la force. Il suffit de frapper d’une main et puis de l’autre. Elle finit par se prendre au jeu et ça me plaît.

- Vous sentez les vibrations ? Elles se propagent partout dans le corps et ça fait du bien, non ? En ce moment jouer m’aide à la réflexion. Je suis à un point de bascule.
- Je comprends… Vous devez prendre des décisions vous aussi ?

Je réagis au “vous aussi”, expliquant que je n’ai pas rempilé alors que j’adore mon job. J’espère ainsi l’amener à se livrer afin qu’elle se libère un peu. Je connais ça. Parfois un gars arrive avec sa peine/ses problèmes sur les épaules, il a su contourner les tests psychologiques et les entretiens pourtant censés éviter ce genre. On ne s’engage pas pour fuir. En général, j’essaie de parler avec le gars parce que cela nuit à toute la section. Histoire qu’il se libère suffisamment pour adhérer au groupe.
Après un silence que j’ai voulu, la Miss me parle de son travail aussi. De ses difficultés, de son épuisement physique et moral, de sa démotivation. J’applaudis son médecin qui lui a conseillé de se mettre au vert au sens propre comme au figuré. Je me demande si elle ne devrait pas envisager un changement. Pas forcément radical, peut être simplement d’environnement. Quoique…
Quoique, parce que lorsque lui demande ce qu’elle fait depuis qu’elle est à l’auberge et qu’elle me parle de la ferme juste à coté son regard s’éclaire, un bref instant. Je ne lui dis rien, j’écoute. Je sais que c’est important.

Toutefois, quand je sens combien cela est difficile pour elle, j’oriente la discussion sur un sujet un peu plus anodin. Nous habitons en Normandie. Moi, dans la forêt de Brotonne, elle à la pointe du Cotentin. Si moi j’en suis originaire, elle est Bretonne. J’aime bien les Bretons. On s’entend bien jusqu’à ce qu’il sachent que je viens de Normandie !
Et là, brusquement, elle est partie, murmurant ses excuses. Elle semblait au bord des larmes. J’ai bien senti qu’il n’y avait pas que le travail qui posait problème dans sa vie.
Alors, j’ai joué, un rythme plus serein. D’abord doucement puis de plus en plus fort. Je voulais que les vibrations de l’okedo l’accompagnent. Qu’elles entrent en résonance avec son corps. Parce que les vibrations parlent au corps avant de parler à l’âme, avant de devenir quelque chose de conscient.

Écrire. M’épancher. Poser les fais. Exprimer mes ressentis. Dresser la liste de mes options. Ici. Et ne surtout pas relire. Pas maintenant. Attendre. Mais écrire dans mon carnet.

Notes

[1] nom des tambours japonais hors du Japon

[2] fêtes traditionnelles ou festivals populaires

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