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Lucien Durand

veilleur de nuit

Hypérion

Le gritche, juil. 2020
Le gritche - Nojhan / CC BY-SA

Émile Zola et ses Rougon-Macquart, ça va un moment, mais il m’a paru nécessaire de faire une petite pause, au septième roman, l’Assommoir, parce que celui-là m’a fait réaliser que le gouffre n’est jamais bien loin quand on commence à boire, que ce soit pour supporter sa condition ou pour oublier des évènements que l’on ne parvient pourtant jamais à balayer sous le tapis des années. C’est un peu ma malédiction, ces souvenirs, et bien que ma situation ne ressemble en rien à celle de ces ouvriers, je me suis senti inexorablement un peu trop proche de ces pauvres héros et surtout de leurs pensées quand ils s’enfoncent dans la déchéance.

Changeons donc de lectures, mon Lulu, et voyons voir ce qu’ils ont à la bibliothèque du bourg, où je suis descendu hier après-midi avec la vieille deux-pattes que Madame Grolleix a bien voulu me prêter, qu’elle ne conduit plus depuis des années mais qui a été maintenue en parfait état de marche par l’ami Gaston, grand bricoleur devant l’éternel. Ami Gaston qui m’a rendu visite hier avec de splendides spécimens de la gastronomie du coin, charcuteries et fromages, qu’il a ramenés de sa visite à la fruitière de La Pesse. Délicate attention, il m’a même recommandé d’éviter d’en parler à Henri, mais je ne vais pas suivre ce conseil parce que je pense que ce n’est pas ce qu’il voulait vraiment dire, et que je préférerais partager au contraire avec cet Henri que je connais assez peu mais qui ferait j’en suis certain un bon copain. Ce serait une bonne entrée en matière que de couper et mâchonner ensemble quelques rondelles de ce magnifique saucisson, accompagné comme il se doit d’une lichette de blanc. Il faudra que je lui cause un peu plus, à cet Henri, s’il est ami de Gaston ce doit être un type bien. C’est marrant d’ailleurs, ce nom de fruitière, pour une fromagerie de village. Il paraît qu’il y en a plus de cent cinquante dans le département, où l’on fabrique et affine le comté, l’un de mes fromages préférés. Qui n’a jamais goûté, à Morteau, la saucisse du même nom en tranches alternées avec du comté, ne connaît pas le Jura. Il paraît même que les gens du coin achètent une meule entière, de quarante kilos quand même, et viennent régulièrement en chercher un morceau, ou plutôt une part à différents degrés d’affinage, qui sera déduite du poids de leur propre meule, faudra que je me renseigne un peu plus sur ce procédé. Je demanderai à Gaston, ou Henri, ce sera selon, comme dirait le cousin Dédé.


Bref, c’est là, dans cette bibliothèque étonnamment fournie pour une si petite ville, c’est là que j’ai trouvé un roman dont le titre me rappelait quelque chose. Mais quoi ? Mon Lulu, fais un effort, où as-tu entendu ou lu ce mot ? Hypérion. Dans un livre, un film, un poème ? Et puis tout d’un coup, au mot poème, ce titre m’est revenu dans la gueule, ce titre terrible qui a fait remonter douloureusement un énorme morceau de mon passé en me prenant à la gorge par surprise.

Avec Mary, j’avais découvert quelques poètes et écrivains anglais, et principalement celui qui faisait l’objet de cette thèse qu’elle n’avait jamais eu le temps de terminer, rapport à cet accident terriblement injuste qui me l’avait enlevée et que je crois avoir raconté ici, mais ça se mélange tellement dans ma tête quand je pense à elle que je ne suis pas sûr d’avoir raconté la bonne histoire, dont j’ai plusieurs versions qui se bousculent et se contredisent en partie.

Pauvre Mary, qui déclamait de drôles de poèmes de John Keats tous les soirs devant moi, m’expliquant la signification de tous ces mots et les caractères de tous ces personnages de légende qui m’étaient, pour beaucoup, auparavant inconnus. Je dois avouer que j’avais un peu de mal avec cette poésie qui ne rimait pas, mais je l’écoutais avec recueillement parce qu’elle savait si bien parler de cet auteur, au destin aussi tragique que le sien, quoique pour une cause différente, un brave petit gars mort à vingt-cinq ans. Mais ça, Mary ne pouvait pas le prévoir, qu’elle allait finir sa vie au même âge que son auteur préféré, celui qui demanda à son ami Joseph Severn de ne pas inscrire son nom sur sa tombe, mais seulement cette phrase :

Here lies one whose name was writ in water

(Ci-gît celui dont le nom fut écrit dans l’eau)


Hypérion. Pas celui de Keats, que Mary connaissait si bien, écrit au dix-neuvième siècle et racontant la défaite des Titans, remplacés par des dieux de l’Olympe dont on a mieux retenu le nom. Non, l’Hypérion de Dan Simmons est une autre histoire, de science-fiction, une sorte de space opéra où sept pèlerins du culte du gritche racontent chacun à son tour ce qui les a conduits sur une planète unique dans l’univers pour rencontrer le monstre, qui pour le combattre, qui pour l’adorer, qui pour en obtenir une sorte d’absolution. Le poète Martin Silennius, auteur des Cantos d’Hypérion, poète maudit de plus de deux cents ans et alcoolique notoire, y joue un rôle qui me parle assez bien, allez savoir pourquoi. Mais s’il n’est pas celui de Keats, cet Hypérion est tout de même truffé de références au poète, et plus encore sa suite, Endymion, d’après la bibliothécaire bien sympathique qui a bien vu que je pleurais en lui tendant le livre pour qu’elle l’enregistre sur mon compte, et qui m’en a parlé brièvement avec un petit tremblement dans la voix.

Et c’est ainsi que, au milieu de mes nombreuses et harassantes obligations professionnelles, je me suis plongé dans cette œuvre magnifique, rappelé douloureusement à chaque début de chapitre, par une citation de Keats, au souvenir de Mary.

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