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Lucien Durand

veilleur de nuit

J'aime la nuit

La voie lactée, juin 2020
La voie lactée - Juliancolton / CC BY-SA

J’aime la nuit. Pas la nuit de travail qui commence pour moi à neuf heures du soir, non, la nuit profonde, celle que beaucoup ne connaissent pas vraiment, sauf les quelques insomniaques qu’on peut entendre remuer dans leurs chambres en passant dans les couloirs. Les autres ronflent gentiment, et rêvent. Je les envie parfois, parce que je ne rêve pas souvent, ou si je rêve je ne m’en souviens pas, ça doit être l’alcool comme m’a raconté le docteur : “Faudrait vous calmer, Lucien, à votre âge et avec vos artères vous risquez votre vie à chaque verre, et encore heureusement que vous ne fumez pas. Vous avez songé à vous faire aider ?”. Mais si c’était la picole qui m’aidait, qu’est-ce qu’il en saurait ce morveux d’à peine trente-cinq ans ?

Bref, en parlant de la nuit, je parle de la nuit qui s’écoule très lentement, comme un sirop épais, sans glouglou, entre une heure et cinq heures du matin.

Ma nuit de travail commence donc à neuf heures. Il y a encore beaucoup de monde qui circule dans l’auberge, des promeneurs qui vont goûter le calme près du lac après dîner, des pensionnaires qui viennent taper la discute à l’accueil, le personnel de salle et de restaurant qui range et prépare les tables pour le lendemain après avoir servi les derniers convives, des assoiffés repus et quelquefois éméchés, qui reviennent du village en riant un peu trop fort.

Jusqu’à minuit, tout ce petit monde circule, papote, rentre se coucher, traîne au salon, qui tout seul avec un bouquin, qui en groupe autour d’un jeu de société, et le contraste avec la journée est encore à peine perceptible. À peine sont-ils un peu moins nombreux, un peu moins bruyants, un peu moins fébriles, un peu moins visibles. Mon travail en ce début de soirée est de vérifier les plannings, répondre aux demandes éventuelles des clients comme j’en ai déjà parlé, et clôturer la comptabilité de la journée. Qui est là, combien de recouches, combien de départs et de ménages à faire pour l’homme de chambre que je n’ai pas encore vu, et qui doit se la couler douce avec si peu de mouvements. Comme dans cette auberge il n’y a pas de clients de passage, entendons par là les voyageurs imprévus qui chercheraient encore à se loger, la tâche m’est grandement facilitée. Dans d’autres établissements, il y a toujours ou presque une chambre à vendre, et des visiteurs nocturnes dont il faut se méfier a priori. Toujours. Ici, le planning est archi-complet, et il n’y a rien à vendre, pas d’embrouilles, tu as bien choisi ta sinécure mon Lulu.

Et puis, à partir de minuit, l’ambiance change, imperceptiblement au début, jusqu’à ce moment où il n’y a plus ni bruit ni agitation. C’est l’heure pour moi du casse-croûte, après une petite ronde dans les étages pour être sûr que tout est calme.

Après avoir verrouillé la porte principale, car il ne s’agirait pas qu’un intrus profite de mon absence pour venir fouiner à la recherche du coffre, direction la cuisine, où il faut le dire on ne manque de rien : poulardes, charcuteries, fromages, et toujours quelques petites bouteilles entamées, probablement réservées par la cuisinière pour ses sauces. Il me faudra d’ailleurs faire gaffe, s’agirait pas qu’elle s’en rende compte. Alors si pas de boutanche, ou une seule posée bien en évidence sur le passe-plat, je n’hésite pas : le cellier est juste là qui me tend les bras, et je pioche dans l’ordinaire. Ne jamais prendre un grand cru, ils sont comptés, mais le vin de table l’est moins, et je ne suis pas difficile. Va pour un bourgogne ordinaire.

C’est là que j’apprécie mon repas, dans le ronronnement des congélateurs et de la chambre froide, et le goutte à goutte de l’évier de la plonge que je n’arrive pas à refermer correctement. Il faudra que j’en parle à Henri, rencontré hier à la fin de mon service, et à qui j’ai raconté l’incident de l’alarme. Je crois qu’il va bougonner.

Et puis, une fois rassasié, je peux m’offrir mon petit plaisir de la nuit, un petit pétard que je ramène tout prêt spécialement pour cet instant, et que j’irai fumer devant la porte d’entrée, un peu à l’écart mais l’oreille aux aguets pour le téléphone ou une autre alarme éventuelle, et l’œil sur l’escalier pour avoir le temps de planquer le mégot au cas où un insomniaque aurait décidé de venir m’emmerder. C’est mon cousin du midi qui me fournit, et il s’y connaît le bougre, que du bio roulé sous les aisselles et élevé au grain. Je n’ai jamais fumé autre chose, rapport à mon papa qui est canné d’un méchant cancer il y a maintenant trente ans. Ce petit plaisir me vient de mes courtes années hippies, où je portais les cheveux longs et des habits bariolés. À cette époque, je ne travaillais pas à la vue des clients, j’étais encore garçon de cuisine, à récurer les casseroles et peler les légumes, et les patrons s’en fichaient bien de mon allure, c’était le plein emploi. Époque révolue, maintenant tu rentres en cuisine avec un bac minimum, ce qui fait marrer les vieux collègues qui racontent qu’à la plonge, des bacs on en a plusieurs.

Et là, le spectacle est tout bonnement à couper le souffle. Pas de lumières pour polluer la vision, et l’immensité devant moi, ou plutôt au-dessus, et je peux me laisser aller à rêver que je suis le capitaine d’un navire voguant sous les étoiles, responsable de la vie de tous mes passagers, pour les conduire vers leur destination paradisiaque où nous accosterons au petit matin. J’y reste souvent une bonne heure, jusqu’à avoir les paupières lourdes, et enfin il est temps de passer à la suite du programme : un petit somme réparateur dans le fauteuil de ministre que Dame Jeanne a installé derrière le comptoir. On y est bien.

Jusqu’à cinq ou six heures il ne se passera plus rien, avant que je ne doive lancer les machines à café et l’eau chaude pour le thé du petit déjeuner, mettre les draps de côté pour Gaston qui passera tout à l’heure, et réceptionner le pain et les viennoiseries.

À six heures et demie, petit rangement pour que la patronne trouve son bureau bien propre, c’est très important, coup de chiffon sur les “surfaces”, comme on dit dans le métier, pour enlever la poussière et les traces de doigts sur le comptoir, parce que les clients ne peuvent pas s’empêcher d’en laisser, des traces, comme ils ne peuvent s’empêcher de déranger les prospectus touristiques qu’ils ont consultés. Je les aligne donc bien bien, puis je me donne un petit coup de peigne pour être présentable et je passe aux toilettes où je me débarbouille. Et je suis fin prêt pour passer le relai.

Une nuit de plus au compteur, mon Lulu, et s’il ne s’est rien passé de fâcheux, une nuit pas trop fatigante, ça doit continuer comme ça.

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