Il y avait une lettre de Gabriel au courrier de ce matin (ou plutôt hier matin vu l’heure où j’écris). Dans une enveloppe aux bords dentelés, une feuille de papier coloré avec des gommettes, des cœurs et des fleurs dessinés partout, où imitant l’écriture d’un enfant il avait écrit en grosses cursives appliquées « Joyeux premier jour d’ouverture à toi, petite sœur ! »
Je l’ai montrée à Adèle et nous l’avons aimantée sur la porte du réfrigérateur de l’appartement (que nous occupons enfin depuis le 1er juin !). Ça fait tellement plaisir de le voir si heureux depuis qu’il s’est installé à Paris et je lui suis tellement reconnaissante de m’avoir proposé d’utiliser sa part d’héritage avec la mienne pour acquérir et rénover l’Auberge. J’espère pouvoir la lui racheter ou lui verser des bénéfices s’il le préfère… et s’il y en a.
J’aurais bien aimé qu’il puisse venir quelques jours dans l’été, mais pour le spectacle aussi c’est la haute saison et il a besoin d’heures pour conserver son statut d’intermittent. Nous irons sans doute le voir à l’automne, il me manque et Adèle tient absolument à découvrir le métro et « conduire la ligne 14 ».
Cette semaine a été bien chargée. Il y a eu les réponses aux courriers des clients me demandant s’ils auraient une douche ou une baignoire, s’il y aurait une télévision dans leur chambre, si on proposerait des paniers-repas, s’il y avait un bar (un bar !), s’ils pouvaient dès maintenant réserver des vélos… Il a fallu aussi que je sorte la machine à coudre pour faire des retouches aux rideaux de certaines chambres, que j’enregistre les réservations et, bien sûr, que je mène tous les entretiens d’embauche, parfois assez épiques, avec ma future équipe.
Le veilleur de nuit était surpris, je l’ai bien vu, que les contrats avaient été préparés et qu’ils étaient « carrés » selon son expression. C’est parce qu’il n’a pas connu mon Papi du Gers ! Si je n’étais pas scrupuleusement correcte avec mes salariés, il serait capable de sortir de sa tombe avec son Huma chérie sous le bras, le sourcil froncé, et de me reprocher sur un ton déçu de trahir la classe ouvrière. Papi en colère c’était déjà quelque chose mais Papi déçu, je ne souhaite à personne de vivre ça, brrrrrr. Mon petit Papi, sache que j’envoie des sous aux femmes de chambre grévistes de l’Ibis Batignolles tous les mois depuis huit mois, autant que je peux, compte-tenu des crédits que j’ai sur le dos, mais j’espère que tu es fier de moi.
La jeune serveuse ne sera pas disponible avant le 25. J’assurerai le service en salle jusqu’à son arrivée et j’ai demandé à l’agence d’intérim de m’envoyer une femme de chambre pour quelques semaines, le temps que je puisse me charger des chambres avec l’aide de Mme Danchin, une retraitée du village, qui viendra les week-ends et quelques jours de plus au besoin. C’est un homme qui s’est présenté pour l’entretien. Il est un peu étrange et je le sens prêt à monter sur ses grands chevaux à la moindre occasion mais il a l’air d’être compétent et d’avoir de l’expérience. Sa moustache en guidon de vélo amuse beaucoup Adèle, qui l’a croisé mardi.
Elle s’est entichée d’Henri, le nouveau factotum, dont l’entretien d’embauche s’est fait au bord d’une route, au pied du combi qu’il venait de m’aider à faire redémarrer. Il retrouve en quelque sorte son poste puisqu’il était déjà homme à tout faire pour l’ancienne propriétaire et qu’il traîne autour du lac depuis sa naissance ou à peu près si j’ai bien compris. Il sera précieux car il connaît à peu près tout le monde dans le coin. C’est lui qui m’a orientée vers Mme Danchin et lui aussi qui a « engrainé », comme il dit, notre chauffeur-livreur, Gaston, que je n’ai pas encore pu rencontrer car j’étais en train d’aider Janette à s’installer lors de sa première livraison[1]. Henri m’appelle obstinément « Petite Patronne » et commence une phrase sur deux par « Casse pas la tête ». (Je ne donne pas une semaine à Adèle avant qu’elle adopte la formule.)
Janette, à ma grande joie, a accepté de passer l’été à diriger la cuisine. Elle a pris très au sérieux sa mission : tout le mois de mai elle a sillonné les routes du Haut-Jura au volant de son camping-car et testé des restaurants de tous standings. Elle a établi les menus, nous avons passé les commandes. Très indépendante, elle n’a pas accepté ma proposition de la loger ici, elle préfère rester dans son camping-car sur un terrain m’appartenant de l’autre côté du lac.
Je me rends compte à me relire que mon équipe semble faite un peu de bric et de broc, d’êtres plus ou moins têtes de mule, plus ou moins compétents, plus ou moins fiables, plus ou moins dans les clous. Aucune DRH en son siège social, aucun algorithme n’auraient choisi cet attelage. That’s it. That’s the point… et je fais le pari qu’il en sortira le meilleur été que j’ai passé depuis longtemps.
Avec toute cette effervescence, Adèle refuse bien sûr obstinément que je l’inscrive au centre de loisirs en juillet et août. Elle veut rester à l’auberge « pour t’aider ». Hum. Elle a aussi essayé de négocier pour que je ne l’envoie pas à l’école lundi car elle voulait être là pour l’arrivée des premiers clients ; j’ai refusé mais en contrepartie je l’ai autorisée à dormir dans l’une des chambres ce soir, « comme une cliente », cette perspective la réjouit !
Tout est fin prêt mais il reste quand même deux soucis : d’une part l’alarme incendie et la procédure d’évacuation ne pourront être valablement testés qu’en conditions réelles ; je pense faire ça vite dès le début de la semaine prochaine car je ne serai pas tranquille tant que ça ne sera pas fait. Le veilleur de nuit s’est voulu rassurant mais je ne lui ai pas dit pourquoi c’est un sujet sensible pour moi…
L’autre souci, nettement moins sérieux mais qui pourrait agacer mes clients : pas de wifi ! Je ne sais pas ce qu’a trafiqué l’installateur de mon fournisseur d’accès mais à part le répéteur de la véranda aucun ne fonctionne. J’ai demandé à Denis, mon adjoint, de s’occuper de les relancer après le petit déjeuner d’équipe lundi matin. Ça sera aussi pour moi l’occasion de tester son efficacité : je l’ai embauché sur recommandation de Constance[2] ; je ne l’ai pas revue depuis l’école hôtelière mais on s’était serré les coudes face à ce gros porc de prof de service en salle, je lui devais bien ça. Il n’a pas vraiment d’expérience concrète dans l’hôtellerie, il était consultant à la Défense. Lors de l’entretien il a beaucoup insisté sur son désir de rendre de vrais services à de vraies personnes (sic), on va voir s’il sait résoudre de vrais problèmes.
Houlà, 3h42… Et si j’allais me coucher moi ?
Notes
[1] Le bougre avait d’ailleurs planqué les produits non alimentaires derrière le comptoir de la réception, j’ai cherché un bon moment jusqu’à ce que je me rende compte qu’il avait laissé un post-it sur la porte de la chambre froide.
[2] Constance Culmington… Je me suis toujours demandée si ses parents étaient de grands fans d’Agatha Christie ou s’ils l’avaient prénommée comme ça par hasard.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Jeanne semble avoir un talent pour fédérer des tribus, c’est chouette !
2 Commentaire de Lilou -
Je suis certaine que cela sera le plus bel été, que nous passerons
3 Commentaire de Philippe -
Bon courage pour cette nouvelle saison :)
4 Commentaire de garfieldd -
Parait que l’homéopathie diminue le stress…
En période de stress : Ignatia (15CH, 5 granules une à deux fois par jour) ou Gelsemium (15CH, 5 granules le soir en période de stress). En cas de palpitations : Ambra Grisea (en 15 CH, 5 granules par jour).
5 Commentaire de Samantdi -
Alors ce bar, Jeanne, tu comptes l’ouvrir j’espère ? Ton Papi du Gers n’aurait pas imaginé une vie sans bar où retrouver les copains, devant un Berger Blanc 😘
6 Commentaire de Jeanne Lalochère -
@ samantdi C’est que c’est quelqu’un, le Papi du Gers ;-)
7 Commentaire de Avril (June East) -
J’espère que June gérera mieux les défaillances du wifi que moi en pareille situation.
Que Jeanne se repose bien se week-end. On débarque tous bientôt… :*
8 Commentaire de Philippe -
@ samantdi : où l’on voit les natifs du Gers, c’est qu’ils cherchent tout de suite le bistrot. Tu ne serais pas de ce coin-là, pour insister autant sur le bar, hmmm ?
9 Commentaire de Feuilledethé -
Un bar ou salon de thé … d’autant plus, il me semble, qu’il y a déjà un amateur de whisky japonais dans l’équipe, donc pourquoi pas un salon de dégustation de spiritueux, un peu plus chic que bar pmu …
10 Commentaire de Nuits de Chine -
S’il doit y avoir un bar à l’Auberge, ou (comme le suggère Feuilledethé) un truc de dégustation de spiritueux… il va falloir une licence débit de boissons, non ?
11 Commentaire de EnRuine -
Pas de wifi ? Rohlolo, il va falloir assurer un sevrage en douceur pour les accros 🙂
12 Commentaire de Philippe -
@ Nuits de Chine : oui, et une licence IV, ça coûte un demi-bras
13 Commentaire de Claire Obscurs -
J’aime tous ces clins d’œil.
14 Commentaire de Franck -
Mais vous pensez qu’à vous saouler ! Bande de poivrots :-p
PS: Tiens ça me fait penser qu’il faut que je mette quelques bières au frais, moi :-D
15 Commentaire de Kozlika -
Lors de mes passages dans ce type d’établissement, on pouvait prendre des boissons sans alcool chaudes ou froides mais en effet pas d’alcool sans nourriture.
Et puis d’après le plan, le village n’est pas loin, c’est l’occasion de se dérouiller les jambes et faire connaissance avec les gens du coin et les autres assoiffés de l’auberge !
16 Commentaire de Laurent -
Elle est bien renseignée ta JL (J-La c’est pas J-Lo mais c’est prononcé presque pareil), sur la lutte des femmes de chambre à l’Ibis Porte de Clichy. Et un grand coeur. C’est vrai, quand je pense au travail éreintant et peu gratifiant que font les femmes de chambres, valets de chambres, gouvernantes. Avec si peu (pas assez) de reconnaissance. Bref, je digresse mais je suis certain que l’auberge va baigner dans une belle atmosphère soucieuse des gens, et ça c’est chouette. Joli billet en tout cas.
17 Commentaire de TarValanion -
La patronne a l’air de savoir non seulement ce qu’elle veut mais aussi ce qui est moral. On ne peut que lui souhaiter plein de réussite. J’espère que les autres membres de l’équipe sauront s’inspirer de la volonté de la patronne pour donner le meilleur d’eux-mêmes. :p
Cette histoire de crainte d’incendie m’intrigue. J’aime bien les messages à demi-mot qui laissent sous-entendre un vécu important.
18 Commentaire de AkaïAki -
Bien beau billet en effet…
Ah non pas de bar ! Boissons chaudes ou froides sans alcool c’est parfait pour ce genre d’endroit de villégiature. Et puis comme dit Kozlika, aller au café du village peut donner matière à histoire(s).
Je suis sûre que parmi les résidents de la 1e semaine (au moins), il s’en trouve qui apprécieront de ne pas avoir de wifi et que la 3G ;-)
@Laurent> Quant il y a gouvernante, c’est que l’hôtel a un certain standing. Dans ce genre d’établissement, les femmes et valets de chambre sont assez bien considérés, en général, et plutôt mieux payés (sans doute pas assez quand même). La gouvernante, elle, à un bon salaire et une grande considération. Il est vrai que dans les chaînes, le personnel est exploité et déconsidéré parce que remplaçable assez facilement (que j’ai mal en écrivant cela). En dehors, il existe de petits hôtels où la direction comprend que sans ce personnel il n’y aurait pas de clients contents. J’ai travaillé dans ce genre là
19 Commentaire de Kozlika -
AkaïAki, Laurent connaît vraiment très très bien le milieu de l’hôtellerie :)
20 Commentaire de AkaïAki -
désolée si j’ai froissé…
21 Commentaire de Kozlika -
Je suis sûre que non, te fais pas de bile AkaïAki :)
22 Commentaire de Laurent -
AkaïAki, oh tu sais il faut vraiment me marcher sur les orteils et exprès pour me froisser :-) ton avis est tout à fait valable !!! Je généralisais mais en fait tout dépend de la direction, grand groupe ou pas. J’ai bossé dans des petits hôtels où les femmes de chambre étaient traitées comme de la m
(par la direction) et d’autres où elles étaient respectées et considérées (idem, petit hôtel où j’ai vécu une parenthèse enchantée, la directrice m’avait fait m’asseoir pour me lire l’intégralité de mon contrat, j’étais estomaqué, jamais j’avais vécu ça) ; j’ai aussi bossé dans une chaîne qui sous-traitait et exploitait ses femmes de chambres, gouvernantes y compris dans un établissement 5 étoiles où j’ai échangé mon temps contre un salaire. Mais on est d’accord, une auberge avec une directrice aussi censée que J-La ne peut que chouchouter son personnel et sa clientèle.La bise de Marseille <3
j’y retourne car “mon” hôtel a rouvert hier o_O23 Commentaire de Otir -
Non seulement l’équipe semblerait de “bric et de broc” comme dit Jeanne, mais les lecteurs semblent drôlement têtus à vouloir absolument ce bar incongru. Ca sentirait le roussi et la pagaille si je ne faisais pas confiance aux talents évidents de la patronne à mener tout ce petit monde à la baguette et à la raison !
24 Commentaire de Pep -
@Otir > C’est quoi, la raison ?
Une charcuterie locale que je ne connaitrais pas ? :-)
25 Commentaire de Orpheus -
Jusqu’à présent, Jeanne est le seule personnage dont l’identité de sa marionnettiste est connue avec certitude. Et mon cerveau s’obstine à utiliser sa voix pour la lecture de ce papier. Ça me perturbe d’autant plus que je ne lui donne pas le même visage. Bref, il faut que je trouve un moyen de séparer l’artiste de son œuvre. ;)
@ Laurent : Excellent ce surnom de J-La ! Bravo pour la trouvaille… :D
26 Commentaire de Kozlika -
Orpheus, c’est quand même un foutu paradoxe que j’organise ces jeux parce que je trouve que l’exercice de l’incarnation anonyme d’un personnage est vraiment intéressant mais que, fatalement, puisque j’organise… je suis celle qui l’est le moins !
27 Commentaire de Orpheus -
Kozlika : Et nous te sommes reconnaissants de ce sacrifice. Bisou.
28 Commentaire de Kozlika -
Oh la la mais non ça n’est pas un sacrifice, je m’amuse beaucoup !
29 Commentaire de Laurent -
@Orpheus J-La (avec l’accent américain) ne semble pas avoir approuvé le sobriquet :-)
@Kozlika c’est vrai que je m’amuse à me cacher derrière un personnage et l’idée d’attendre septembre pour dire qui je suis à l’auberge est… savoureuse. :-)
30 Commentaire de Kozlika -
@Laurent C’est plus bête que ça, je ne comprends pas la référence pour dire la vérité…
31 Commentaire de Laurent -
J-Lo c’est le raccourci pour Jenifer Lopez (la chanteuse) et J-La raccourci pour Jeanne Lalochère (la directrice d’auberge) :-)
32 Commentaire de Kozlika -
Je ne connais ni l’une ni l’autre :(
33 Commentaire de Samantdi -
Je vois déjà de terribles clivages apparaître chez les commentateurs. Comptez-moi dans la team « Avec Denis je milite pour l’ouverture d’un bar » contre les buveurs de jus de sureau bio et autres pisse-mémé !
34 Commentaire de Philippe -
Pisse-mémé, en voilà une expression qu’elle est bien du Sud-Ouest :D
35 Commentaire de Orpheus -
@ Samantdi : Si un Gianni débarque à l’auberge avec une carabine, on saura qui l’aura contacté… Avec ton air de pas y toucher, tu es l’incarnation de l’huile sur le feu. J’adore !
36 Commentaire de TarValanion -
Mais tellement !!!
37 Commentaire de Otir -
Oh oh oh, je sens poindre déjà de la manifestaille ici !
38 Commentaire de gilda -
@Orpheus : séparer la femme de l’artiste, je rigole tellement j’ai failli avaler de travers (je lisais en dînant). Je subis malgré moi le même phénomène pour la voix.
@tuttiquanti : une licence II permet de boire de l’hydromel, elle coûte bien moins cher que la IV qui ne s’obtient pas si facilement que ça. Bon il y a peut-être un truc à creuser :
[Licences débits de boissons
|https://www.permis-de-exploitation.com/646-l-les-differentes-licences.html]