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Hugo Loup

Chambre 19

Une goutte dans l'océan


Après mon rituel, j’ai téléphoné à mes parents. Je leur ai dit pour mes projets à Saint Claude, mon logement. Ils ont été surpris. Et mon père a dit cette chose qui m’a fait gonfler le cœur. “Nous savons que tu veux te débrouiller seule. Que tu en es tout à fait capable. Sache que nous sommes là. Pour t’aider mais aussi pour partager le bon.” Je suis heureuse. Nous allons pouvoir passer du temps ensemble. Pas rattraper puisque le passé est derrière nous. Nous allons pouvoir construire quelque chose de nouveau. Ensemble. Avec nos différences. Parce que j’ai compris que des parents ont aussi des secrets, qu’ils font de leur mieux. Quelqu’un m’en a fait prendre conscience.

Dans la matinée, j’ai rencontré Mela au bord du lac. Je me suis assise près de lui. Je l’ai remercié pour ce moment si particulier à la clairière. Il a été surpris.
— C’est moi qui te remercie pour l’aide que tu as apportée à Julia. Que tu nous as apportée.
— Ce fut un plaisir de rendre service, Mela.
— C’est bien plus que ça. Mon vrai nom est Raphaël. Raphaël Andrianapoulos. Mon père avait de lointaines origines grecques, très présentes puisque ce rebétis jouait du bouzouki.
— Le bouzouki je connais mais pas ce qu’est un rebétis…
Il m’expliqua en quelques mots, avant de reprendre le fil de son histoire personnelle.
— J’avais perdu la mémoire. En fait c’était plus que cela. Un envoutement. Puissant. 15 ans durant. J’aime Julia. Nous avons une fille. Nous repartons en Bretagne ensemble. Les autres vont bientôt arriver.
— Tu as l’air si…
— Vivant ? Je le suis. Prêt à vivre !
— Je suis heureuse pour toi. Pour vous.

En rentrant, Julia m’a invité à déjeuner avec eux. Eux c’est elle et Mela, heu… Raphaël, mais aussi Yves, Aziliz et Maël. Trois membres de la famille de Julia. Ils partiront tous ensemble.
Juste avant de se séparer, Julia m’a tendu une carte de visite du Manoir, là où elle habite en Bretagne. En échange j’ai inscrit mon adresse mail sur un bout de papier. J’irais certainement les voir. Je le sais. Je crois que nous avons des conversations en attente. D’autres moments à partager. Peut-être pourrais-je alors lui dire combien nos deux rencontres autour des tambours m’ont apportée. Elle doit être un peu magicienne Julia. Pour moi elle restera une chamane. C’est une image puissante et qui me parle.

Après le déjeuner j’ai commencé à rassembler mes affaires. En prenant le livre destiné à mon voyage jusqu’à Berlin, le train jusqu’à Lyon, l’attente du bus de nuit, en prenant le livre du poète persan Rûmi, une feuille froissée, pliée en quatre est tombée. Une page arrachée du carnet, écrite il y a 34 jours. Un soir d’insomnie. J’y ai lu mes doutes et mes peurs

Ballotée, heurtée, malmenée, en proie à des désirs, des espoirs, des regrets. Je ne sais plus ce qui doit être fait. Je ne sais pas comment cela doit être.

Mon ressenti d’alors était

Je suis une goutte d’eau. Petite et minuscule goutte d’eau, si nécessaire, si belle dans sa perfection, quand elle se distingue de ses compagnes.

Pour finir

Laisser alors les larmes glisser, doucement, sans bruit aucun. Laisser partir la peine, la solitude, l’âme à vif.

J’ai pu mesurer toute la route parcourue. Je suis plus sereine. J’ai quelques certitudes. Je sais, qu’inévitablement j’aurais de nouveau des passages plus difficiles. Peut-être bien de nouveau ce sentiment d’être un fétu de paille sur l’océan, comme cette nuit-là. Je sais aussi que les doutes participent à notre évolution. Savoir se remettre en question. Savoir faire des choix. Savoir en assumer les conséquences. Savoir qu’il est possible de changer de direction, corriger la trajectoire en somme.

Oui j’ai muri durant ce séjour dans le Jura, dans cette auberge où je me suis senti un peu comme… Chez moi ? Ce n’est pas vraiment le bon terme mais c’est ce qui se rapproche le plus de mon ressenti.
J’ai muri, je me suis un peu ouverte aux autres. Je suis devenue femme. J’ai pris, repris ma vie en main. Sans doute plus déterminée que jamais. J’ai découvert une patience dont je n’avais qu’un bref aperçu. L’envie, la nécessité, je ne sais au juste, de prendre la vie comme elle vient. C’est ce que j’ai fini par faire ici. Cela m’a plutôt bien réussi.

Le livre de Rûmi est près de moi. Je l’ouvre au hasard et je lis

You are not a drop in a ocean. You are the entire ocean in a drop.

Je vais refermer ce carnet pour l’instant et aller jusqu’à la clairière. Une dernière fois. Non, j’y reviendrais en octobre, lorsque l’automne sera installé. L’automne, ma saison préférée, celle où je suis née. 秋 aki. Celle de la chute des feuilles, du momijigari [1].


Nous nous sommes retrouvés avec Gaston, dans la clairière. Celle que j’ai appelée la clairière de Gaston. Nous y avons passé une partie de l’après-midi. Seuls. Nous y avons été mâle et femelle. Laissant nos sens nous emmener dans un tourbillon. Percevant ce qu’il y a de plus animal en nous. Nous abandonnant l’un à l’autre. En harmonie avec la Nature.
Nous nous sommes comme réfugiés dans la cabane. Retrouvant cette humanité faite de tendresse, de sensibilité, d’attentions. Savourant ces instants l’un contre l’autre, dans la chaleur de l’été finissant.
Nous nous sommes promenés, tranquillement. Et je m’emplissais de cette Nature. Celle avec qui j’avais l’intention de renouer en venant ici, il y a près de deux mois. Je n’arrive pas à me dire que cela ne fait que 56 jours que je suis dans le Jura. 56 jours… Je m’emplissais de ces images, de ces odeurs, de ces bruits. Je savais que je reviendrais de nouveau me ressourcer ici. Même si j’allais découvrir une autre forêt, tout près de mon premier logement à moi. J’avais hâte d’y être, aussi spartiate qu’il soit.
Je m’emplissais de Gaston dans cette forêt. Dans son élément. C’est cette image qui est la plus forte en moi.

J’écris tandis qu’il dort paisiblement dans cette chambre de l’auberge. Pour ma dernière nuit ici. Notre dernière nuit d’été. Je sais qu’il y en aura d’autres. Tout me laisse avoir confiance. Dans quelques instants j’irai le rejoindre. Je sentirai sa peau. Son odeur, sa douceur, sa chaleur. Je me blottirai contre lui. Il m’attirera à lui, au creux de ses bras, instinctivement, comme il l’a fait déjà. Et là, je me sentirai protégée et forte. Plus forte que jamais. Forte de ce que son regard me dit. Forte de ce que son corps me dit. Forte de ce que nous sommes, ensemble.
Cette force qui m’a aidé à progresser sur mon chemin, qui m’a aidé à être moi-même. Je suis forte. Je fais toujours face à la vie, même avec mes doutes et mes peurs. Même si je chancelle de temps en temps. Même si je m’écroule parfois. Cette force que je ressens au creux de ses bras n’a rien à voir et tout à voir en même temps. Je ne me sens pas m’accomplir à travers lui. C’est un plus. Ce petit plus magique qui est grand. Qui me grandit.

Le petit matin nous cueille. Au creux du lit nous continuons à nous apprendre, à nous découvrir, alors même que nos gestes savent l’autre. Profiter de ces instants. Profiter encore et encore. Avant de repartir dans le flot de la journée. Et vivre nos derniers instants ensemble.
Je garde en moi tous ces moments. Nos rires, nos discussions plus sérieuses, les futiles et les légères. Dans un moment nous descendrons petit-déjeuner. Cette fois nous ne le préparerons pas de concert, nos gestes en harmonie. Il y en aura d’autres, je le sais.
Il est sous la douche. Mes affaires sont prêtes. Il ne me reste plus qu’à prendre la mienne, revêtir treillis et t-shirt blanc, chausser mes rangers, ranger mon carnet, fermer mon sac…

Avant de partir, j’irais une dernière fois au bord du lac. Puis j’irai rendre les clés et régler ma note. Je remercierai Mme Lalochère pour… tout. Les chambres accueillantes, la cuisine savoureuse et inventive, le personnel dévoué. Tout. Et le carnet. Oserais-je lui dire ce qu’il m’a permis ?
Je ne suis pas triste de partir. Je suis heureuse et sereine. Ici, j’ai trouvé le chemin que je vais suivre pendant un moment… jusqu’au prochain carrefour.

Il sera alors temps de retrouver mon chauffeur non sans avoir donner un dernier coup d’œil sur les environs.

Note

[1] 紅葉狩りchasse aux feuilles rouges, celles de l’érable, le pendant de l’hanami, au printemps, lors de la floraison des sakuras

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