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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Pas de panique


Une dernière nuit complète. La dernière avant la prochaine, peut-être bien. De quoi m’emplir de son odeur, de la boire et la manger encore une fois, de mémoriser le son de sa voix lorsqu’elle murmure. Péché de gourmandise avec quelques allures de cigarette du condamné. Con, c’est sûr. Damné, peut-être bien aussi, tiens. Je quitte la chambre alors que Hugo passe à la douche à son tour. Pas de folies aquatiques, ce matin. Je bifurque d’abord par la cuisine, pour faire une bise à Janette, plus tardive que d’habitude. J’en devrai encore une à Léo pour avoir assuré la dernière livraison de la saison. Une de plus, mais convenue et négociée à l’avance, cette fois. Discussion brève avec Janette, juste pour m’assurer qu’elle sera toujours dans le coin en début d’après-midi. Puis je pars voir Jeanne, à la réception. Déjà absorbée par son écran, on sent qu’elle est encore tendue par le bouclage. Même si elle paraît très fatiguée, elle n’en demeure pas moins lumineuse depuis quelques jours. De bons chiffres, de beaux projets. Un beau mécano, aussi, j’ai l’impression. Va falloir que je lui rappelle qu’elle devra parfois me le prêter pour le Toyota.

— Coucou, Jeanne.
— Mais ? Tu es là, toi ?
— Oui. Je me devais de valider mon précédent test de la literie de cet établissement. Et là, je vais passer en revue le buffet du petit-déjeuner.

Elle me sourit en dodelinant de la tête, d’un air faussement désespéré.

— Tu n’es qu’un sale gosse, Gaston Gumowski…
— Oui, môman.
— Vous allez repasser avant de partir, avec Henri ?
— Cette question… Bien sûr ! On vient dire au revoir au plus gros de la clique et faire des bises à ta gamine. On lui filera aussi nos consignes pour qu’elle prenne bien soin de toi, au cas où Marco passerait trop de temps avec ses voitures.
— …

Je lui colle une grosse bise sonore et une tape sur les fesses, qui me vaut un bon coup de pied au cul bien senti en retour, une fois l’effet de surprise envolé.

Et…
On se tire la langue.
Ça va, hein !
Pas de client en vue…


Et le moment est arrivé. J’ai joué la carte de la galanterie en lui portant son sac à dos jusqu’au Toyota. Que j’ai posé dans la cabine, sur la banquette arrière, empêchant ainsi Hugo d’ouvrir la porte passager. Et puis, je lui ai bêtement souri. Pour la première fois depuis ce dimanche dans la clairière, il y a eu un petit flottement. Jusqu’à ce qu’elle parle.

— Alors… En route ?
— Alors en route. Mais je ne t’accompagne pas. Tu vas prendre cette route-là toute seule.
— Pardon ?

Je lui tends les clés du Toyota, je vois un sourire banane se dessiner sur son visage.

— J’ai mes sacs à boucler pour la Nouvelle Calédonie. Et je me suis dit que ce bon vieux frère mécanique risquait de s’ennuyer pendant plusieurs semaines dans sa grange, alors…
— Euh… Non, Gaston… Je ne peux pas accepter ça…
— Eh ! Respire, demi-portion ! Ce n’est pas un cadeau. Je te le confie. Et je te confie à lui aussi, surtout. Tu verras, il a encore moins d’assistance que ton Land Rover, il est long comme un camion mais il ronronne comme un gros chat. Tu n’auras pas de mauvaise surprise avec. Fais lui voir du pays ou des pays. J’ai averti Marco, je t’ai noté son numéro perso que j’ai glissé avec les papiers du tank. En cas de souci, tu n’hésites surtout pas, tu l’appelles. Ou que tu sois.
— Mais…
— Mais je ne pense pas du tout que tu en auras besoin.
— Gaston…
— Tais-toi un peu, tu veux ? Et embrasse-moi.

Elle finit par me chiper les clés des doigts. Les regarde un moment dans sa main. Pour finalement me sauter au cou et se laisser soulever pour un long baiser au goût un peu mélancolique. Je la repose, on fait le tour du tank par l’avant et je lui ouvre la portière conducteur.

— Ça me touche vraiment, tu sais…
— Ah oui ? Eh bien, tu as mon adresse complète sur la carte grise. Te reste plus qu’à m’envoyer des cartes postales. Ça fait partie du deal.
— OK. Deal, alors.
— Ah ! Juste une dernière chose…
— …
— Je sais qu’on a des cales qui traînent dans le hangar à bateaux. Pour les pédales… Tu es certaine de les toucher ?
— …

Elle tourne la clé. Le Toyota me fait honneur en obéissant sans broncher. Je la vois regarder vite fait du côté du levier de vitesses pour s’assurer de la disposition des rapports.

On se sourit, on s’embrasse.
Je claque la portière.
Elle enclenche la première.
On se fait un signe de la main.
Et ils partent.


Léo est arrivée peu de temps derrière. À peine plus que celui qui m’avait été nécessaire pour fumer une cigarette et consulter mes e-mails sur mon mobile. Elle s’est arrêtée pile à ma hauteur, a déverrouillé les portières et je me suis tout de suite enfilé côté passager. « La place du mort », n’ai-je pu m’empêcher de penser. Ça m’a fait sourire. Je ne m’étais pas senti aussi vivant depuis de trop longues années.

— Oh… Il est beau ce sourire, Tonton, dis donc. Tu n’es pas triste d’avoir vu partir Toyo et Hugo sans toi ?
— Non. Ils vont bien ensemble. Ils sont même assez bien assortis, je trouve. À part peut-être les dimensions…

On a rigolé bêtement.

— Retour à la ferme ?
— Yep. En avant, chauffeur.

C’est à ce moment que mon téléphone a vibré alors que je m’apprêtais à le remettre dans ma poche. Henri. Henri et la logistique. Henri et la mesure.

— Changement de programme, Bouclette : on fait le crochet par la grotte de Bonaventure.
— Oki Doki.
— Léo…
— Oui ?
— Tu démarres doucement.
— …
— Quoi ?
— Rien.
— Quoi ?
— Je t’aime, Tonton. Tu le sais. Mais… Tu n’as pas sa classe.
— Jeune ingrate.


Bon sang ce qu’on en a sué avec ses valises plombées ! Henri n’a pas du tout apprécié ma réflexion comme quoi il avait oublié d’emmener son frigo. Mais comme il n’était pas très fier non plus, bien chambré qu’il a été par les filles ce midi et tout le long du trajet, il n’a rien trouvé à rétorquer. Il boude. Juste, il boude. En tout cas, heureusement que la gare de Bourg-en-Bresse est rikiki. Ça risque d’être une autre histoire en arrivant à Paris. J’en connais un qui va bien râler dès qu’il aura fini de se foutre de nous. D’ailleurs, il valait mieux prévenir Alexeï tout de suite, tout de même.

Yo, Ruskoff ! On a réussi à tout charger le bordel d’Henri dans le train, qu’on n’a même pas loupé, dis donc ! Par contre, pour la récupération en Gare de Lyon et la navette pour CDG, j’espère que tu as prévu une fourgonnette. :’D Bises baveuses du Polack.

Il fallait cependant que je m’assure d’un tout dernier point auprès d’Henri, avant que notre TGV démarre.

— T’as bien pensé à prendre ta serviette avec toi[1] ?
— Toujours ! Tu as la tienne ?
— Yup.
— Alors on est parés pour le départ ?
— On est même partis, là.

Note

[1] J’adore ce film !

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