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June East

Chambre 17

Les Géants de Papier

Dernier week-end à l’auberge. Laurence Pernoud me gave prodigieusement. Éric est toujours plongé dans sa lecture de La Horde du Contrevent. Il me tarde qu’il le finisse que je puisse lui piquer. Hier, de la véranda, j’admirais le lac et les variations de lumière à sa surface causées par les changements du ciel. L’immuabilité de l’été était derrière nous. Odeurs de fin de saison. Je repensais à notre discussion avec Jeanne, Adèle, Janette, Natou, Charlie et Léo alors que nous squattions le hamac d’Henri. Il y avait un je-ne-sais-quoi de tribal dans ce moment entre femmes, comme une joyeuse complicité loin des hommes. Jeanne a de beaux projets pour cet hiver. Je croise les doigts pour elle. Elle mérite.

Près du hangar à bateaux, je reconnus la silhouette familière de Gaston. M’sieur Cantona se tenait debout, les mains dans les poches, lui aussi occupé à contempler le lac certainement. Je me suis alors souvenue que je devais lui parler. Éric était toujours absorbé par les pages de Damasio, j’avais largement le temps.
— Tu me prêtes ton cardigan ? Je sors prendre l’air. J’ai la flemme de remonter chercher un chandail.
— Tu veux que j’y aille pour toi ? Et je t’accompagne.
— Non, ça ira. Termine ton bouquin. J’ai hâte de le lire.
— Mes chemises, mon cardigan, mon bouquin, tu me piques tout !
— Et ton cœur ?
Il sourit. Je m’approchai du canapé et me penchai vers lui pour lui dire :
— T’as de beaux yeux, tu sais ?
— Embrasse-moi !


Le vent frais d’automne précoce confirma que j’avais bien fait de me couvrir. L’air était humide et avait chargé les hautes herbes de gouttelettes qui souillèrent mes bottines. Le bas de mon jean était auréolé d’ombres quand j’arrivai au hangar. Je saluai Gaston en m’approchant, il se retourna et m’offrit un charmant sourire de surprise. « Oh, Miss June ! Tu… Vous allez bien ? ». Je ris en lui disant de laisser tomber ce vouvoiement même si à la base, j’étais venue le trouver pour une raison professionnelle. Nos plans avaient changé avec Éric et je n’aurai plus besoin des services de la « Limousine de Gaston » comme convenu initialement pour me conduire à la gare de Bourg vu que j’allais repartir avec mon amoureux.
— Alors Élisa, satisfaite de ton séjour dans le Jura ?
— C’est rien de le dire, tu n’as pas idée !
— Si, si… Je t’ai bien vu avec le réalisateur au dernier barbecue.
— Hé, hé ! Et moi, je t’ai vu avec la petite tireuse à l’arc !
— Ne le prends pas mal, mais je ne t’imaginais pas avec un homme plus vieux que toi.
— Hey ! Je suis un peu jeune encore pour la jouer Cougar ! Et puis c’est quoi votre problème à vous les hommes avec l’âge ? Vous séduisez des minettes et après vous vous posez tous des questions métaphysiques…
Il se passa la main dans les cheveux en esquissant une grimace. Je compris que le terrain était miné et n’insistai pas.
— Natou a vendu la mèche, ne lui en veux pas. Mes félicitations !, dit-il avec un clin d’œil.
— Merci. Comment lui en vouloir ? Elle est comme ça, et c’est ainsi qu’on l’aime.
Il pointa du doigt un rapace qui piquait au loin sur sa proie.
— Quand je suis arrivée en juin, je n’avais aucune idée de ce que ce séjour allait me réserver. Et pas seulement sur le plan sentimental. Même au niveau professionnel et mental.
— La magie du Jura !
— Peut-être. Vous avez de bonnes fées dans le coin ?
— Il y en a quelques-unes, oui, et je crois qu’elles ont appelé leurs copines bretonnes en renfort.
— Toujours est-il que je vais en avoir des choses à raconter à ma psy quand j’aurais une heure ou deux pour m’allonger sur son canapé.
— Tu as un psy, toi ? Alors là…
— Helloooo ! Je suis une actrice ! On est toutes cinglées ! On ne ferait pas ce métier sinon.
— Comment ça ?
— T’as combien de temps que je t’explique !

Je le pris par le bras et l’entraînai vers l’extrémité du ponton. En chemin, je lui fis l’inventaire des défaillances des Géants de Papier que sont les acteurs et actrices : le besoin maladif d’être aimé, la dualité obsessionnelle entre être reconnu et tranquille à la fois, la peur de lasser et d’être oublié, la douleur du rejet à chaque rôle qui nous passe sous le nez, les pourquoi je n’ai pas eu ce rôle, les pourquoi on ne me l’a même pas proposé, les couleuvres des critiques et des réseaux sociaux à avaler, se dire qu’il ne faut pas les écouter, mais ne pas pouvoir s’empêcher de les lire, l’impression d’être jugée en permanence, les ascenseurs émotionnels entre les moments de succès et les traversées du désert, entre un tournage et l’attente du suivant, les récompenses que l’on convoite parce que chaque année on décerne des diplômes, les collègues que l’on jalouse et avec qui on rêve de jouer, l’horloge qui tourne plus vite pour les femmes que pour les hommes… Nous étions arrivés au bout du ponton que je n’avais pas terminé ma liste. Je pourrais en remplir encore des pages et des pages.
— Mais pourquoi t’infliges-tu cela si c’est si douloureux ?
— Ah, la fameuse question ! Parce que la magie du grand écran. Certainement aussi l’orgueil de s’y voir. Cette vague qui te submerge quand tu lis ton nom au générique !  Et puis, le travail, les plateaux de tournage… Ah, quel bonheur ! Et puis, c’est l’occasion de vivre d’autres vies quand la tienne est à chier… Bon, là, je dois dire que cet été a vu pas mal de cicatrices s’estomper. Faudra que je me trouve une autre excuse !
Gaston s’assit en tailleur sur les planches de bois. Je me déchaussai, mis mes chaussettes dans mes bottines et laissai tremper mes doigts de pieds dans l’eau.
— Sans être acteur, on a tous nos problèmes à gérer.
— Ah, mais ça, je n’en doute pas une seconde.
— Les Géants de Papier sont légion !, dit-il la voix plus grave.
— Racontez-moi, Monsieur Gumowski, quelles sont vos zones d’ombre, que cache donc votre belle petite gueule d’amour ?, plaisantai-je.
— Tu ne veux pas savoir.
— Sympa, tu me laisses me mettre à nu sans m’offrir la politesse du retour !
— Où t’as vu qu’on était dans un camp de naturistes, ici ?
Écho de nos rires au-dessus du lac.

Après un long silence, Gaston se fit plus sombre. Je n’avais pas soupçonné une seconde les drames que lui aussi avait traversés. Avec un mélange de pudeur et de confiance, il me narra les récifs qui menaçaient son embarcation. Les troubles de bipolarité, les drogues, la vie de celles et ceux de sa famille et de ses proches que tout cela avait percutés de plein fouet. Mes petits soucis d’actrice me semblaient bien dérisoires à côté. D’autant plus que j’avais bien conscience qu’il ne me disait pas tout. Aucune raison de lui en vouloir, j’avais moi-même laissé de côté les dossiers trop lourds.
— Et tu es suivi ? Je veux dire, t’as un pro pour te faire rester sur les rails entre deux crises ? Ou te remettre dessus le cas échéant ?
— J’ai donné, merci. Avec des résultats plus que mitigés à dire vrai. Mais ça va, je gère. Je suis bien entouré. Ma petite bande est fantastique pour ça.
— J’en suis bien persuadée. Vous formez vraiment une belle famille tous !
— …
—  Après, on ne dit pas tout à ses proches. La pudeur. Le pas envie de voir leur regard changer quand tout va bien. Vouloir les préserver en ne leur donnant que le meilleur de soi. La parole n’est pas toujours libre avec ceux qu’on aime au quotidien.
— …
— Sans l’aide d’un psy, je crois que j’aurais plusieurs fois tenté de me faire sauter le caisson.
— À ce point ? Trouve-toi un autre métier ! … Enfin bon, je présume que tu n’as pas tout dit, toi non plus.
— … Tu… as déjà pensé au suicide, toi ?
— … Et si on changeait de sujet ?
— Okay. À une condition. Donne-moi ton téléphone !
Il fouilla sa poche pour en extraire son portable qu’il me tendit après l’avoir déverrouillé. J’accédai à son répertoire de contacts.
— Alors là, je te laisse mon 06… Une copine un peu distante, ça peut toujours servir… É-li-sa Hell. Voilà !
— Cool ! Je peux appeler quand tout va bien aussi ?
— Ah, mais j’y compte bien ! … Et puis, comme je suis pas forcément hyper compétente, je t’ajoute celui de ma psy… Que je connaisse son numéro par cœur alors que j’ai du mal à mémoriser celui de mes parents est flippant… Je ne sais pas si elle est spécialisée pour les problèmes de bipolarité, et puis de toute façon son cabinet est à Paris, mais comme elle assure grave, elle pourra te recommander un confrère expert dans le coin. Je ne te demande pas de me promettre de l’appeler. Je sais très bien que dans ce domaine les promesses valent peanuts.
— Okay, c’est bon, c’est bon. Rends-moi mon téléphone maintenant…
— Attaaaa ! Un dernier pour la route…
Je consultai rapidement mon propre répertoire. Ce numéro-là, j’étais contente de ne pas le connaître par cœur.
01 45 39 40 00
— C’est qui ça ?
— Je l’enregistre sous le nom de Suicide Écoute. Libre à toi de le renommer avec quelque chose de plus funky, of course. Je ne dis pas que tu en as besoin, mais ça coûte rien de l’avoir dans son calepin. Et en cas de dernier recours…
— Denis Recourt. Renomme-le en Denis Recourt.
— Pffff ! Morte de rire. Va pour Denis Recourt ! … Voilà, done !

Gaston se releva. Je lui rendis son téléphone. Il me tendit la main pour m’aider à me redresser. Je séchai mes pieds en les frottant sur mon jean avant de renfiler chaussettes et bottines.
— C’est bon là, on peut changer de sujet maintenant ?
— Avec plaisir ! Tu m’as trop saoulée avec tes histoires, le taquinai-je en lui collant un léger coup de coude dans les côtes.

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