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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

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Vendredi matin, il n’y a pas eu de sonnerie. Aucune. L’un comme l’autre, nous nous étions réveillés avant le réveil programmé. Vieille habitude pour elle. Nouveau conditionnement pour moi, depuis le début de l’été et les livraisons. Nous n’étions déjà plus dans les brumes, loin de là, simplement silencieux, blottis, nus, au beau milieu de ce lit paquebot, dans cette immense chambre aux allures de suite. Mais nous n’allions pas pouvoir nous prélasser plus longtemps, pas plus profiter d’un petit-déjeuner présumé copieux et de haute voltige. Trop tôt. Bien que nous aurions certainement pu disposer d’un service privilégié en chambre, que j’imaginais très bien dans ce type d’établissement. J’avais tout réglé la veille au moment de prendre la chambre. Nous avions eu un besoin urgent d’enlever toutes nos épaisseurs devenues gênantes et frustrantes. Ça n’aurait pas pu attendre le trajet de retour.

Nous nous sommes accordé la gourmandise d’une douche commune. Encore un instant volé à nos vies distinctes pour verser au pot de notre fulgurant présent à deux.

Et puis, il était temps de revenir au quotidien. J’avais réservé un taxi pour nous ramener rapidement à notre voiture. Le périphérique était presque désert, mais truffé de radars désormais. J’ai dû rester mesuré jusqu’au franchissement du péage de Saint-Maurice-de-Beynost. J’ai commencé à remonter le temps ensuite, malgré un petit coup d’œil de désapprobation d’Hugo en voyant la vitesse affichée au tableau de bord. Ma main droite allait faire diversion pendant le reste du voyage. C’est fou l’indépendance revendiquée par mes paluches depuis que j’avais rencontré Anna. J’ai repensé à cette histoire de duvet avec Highway, que j’avais préféré ne pas relever. Ni sur le moment, ni depuis. Qui étais-je pour faire une remarque à ce sujet alors que je n’avais pas la moindre idée de ma réaction si Anna revenait, ou si nous finissions par nous recroiser un jour. J’ai dû m’assombrir sur l’instant. Hugo n’a pas été dupe.

— Gaston ? Ça ne va pas ?
— Pardon ?
— Tu sembles ailleurs, d’un coup…
— Simple moment d’égarement. Quelques pensées qui sont entrées en collision sans être invitées et comme je n’ai toujours pas ma dose de caféine…
— Je comprends. Ça ne sera plus bien long. Surtout à ce rythme…

Je l’ai regardée. Elle me souriait, belle et radieuse, mais mon excuse bancale n’avait pas fonctionné, c’était évident. Elle acceptait juste. Je lui ai souri en retour et me suis penché pour l’embrasser.

— Hop, hop ! Suffit maintenant. Regarde la route et concentre-toi, tu veux bien ? Pas de bagatelle à 200 km/h, je te prie.
— À vos ordres, Sergent.

En filant directement à la boulangerie, aucun risque de retard pour les viennoiseries de l’auberge. Simple changement dans la continuité. Et le plaisir, chaque jour plus grand, d’avoir Hugo à mes côtés.


Je pense l’avoir surprise juste après qu’elle fut revenue de son petit-déjeuner. Clairement, elle ne s’attendait pas à me voir arriver si tôt, vu son air stupéfait lorsqu’elle ouvrit sa porte.

— Gaston ? Mais ce n’est pas un peu tôt pour le barbecue ?
— Chut…

Je l’embrassai en la soulevant, claquai la porte du pied derrière moi, et allai la jeter sans ménagement sur son lit. Elle rit un court instant, dans un éclat. Juste le temps pour moi de la rejoindre et de la faire taire. Nous avions du temps devant nous pour nous permettre enfin une grasse matinée coquine, même si nos nuits avaient été disjointes et solitaires.

J’avais dû m’assoupir et lorsque j’étais en train de refaire surface, elle émergea de la salle de bains, vêtue d’une simple serviette que je trouvais tout bonnement superflue.

— Tut tut… On se calme, Monsieur Gumowski. Et vu l’heure, il serait bien que tu passes également à la douche.
— …
— Seul !
— OK. OK. Tu n’es vraiment pas joueuse…
— Je n’ai surtout pas envie que nous débarquions trop tard. Alors, file !

En sortant de la douche, je la trouvai dans sa robe de bohème, celle de ce dimanche dans la clairière. Je ne pus m’empêcher d’avoir un grand sourire et d’aller l’embrasser. Et poser mes mains à leur juste place, évidemment. Et là…

— Oh ! Mais ?
— …
— Mais pourquoi tant de haine, Mademoiselle Loup ?
— Parce que tu ne sais pas te tenir, voyons. Allez, Gaston ! Dépêche-toi de t’habiller !
— …


La réception était vide, lorsque nous sommes passés devant, Jeanne devait être affairée en salle ou je ne sais où ailleurs. Nous avons fait un crochet pour récupérer quelques bouteilles dans le Toyota et sommes partis en direction du panache de fumée qui augurait de la suite, enlacés. Je ne m’attendais pas à y voir autant de monde, personnel et résidents confondus. Ça donnait un petit air de banquet en plein air. C’était l’occasion de vraiment mettre une tête sur le propriétaire des chemises de June/Élisa, également de se rassurer au sujet des différences d’âges au sein des couples. Mais aussi de découvrir que Natou avait succombé au charme de Sébastien, ils formaient un couple joliment dépareillé, mais parfaitement compatible. Adèle était égale à elle-même : bavarde, sautillante et débordant d’énergie. Je ne l’ai interrompue qu’une fraction de seconde pour l’embrasser et lui présenter toutes mes félicitations. Enchaînant dans la foulée par une bise sur le front du gars Henri, avec toutes mes condoléances cette fois. Il a bien grogné un peu pour la forme mais il semblait si fier de la petite qu’il ne pouvait pas faire illusion bien longtemps. Hugo et moi nous étions séparés le temps de ces salutations, ça s’était fait naturellement, certainement en réaction de quelques regards lors de notre arrivée. J’en profitais pour glisser une « petite tape de cow-boy » à Vernon, juste pour l’embêter. Et Hugo se joignit à nous pile au moment où nous nous échangions les dernières nouvelles au sujet d’Alexeï. J’ai souri en voyant son petit air mi-intéressé, mi-embarrassé. J’ai souri encore plus en songeant à Alexeï. Même si je ne suis pas adepte du téléphone, il faudrait que je l’appelle dans la semaine. Peut-être aurai-je ainsi plus de chance de l’inciter à passer nous voir. Surtout avec les plans de Jeanne pour la suite. Henri et Vern en parlaient à demi-mot. On sentait bien que ça cogitait dans leurs ciboulots. Ça devait être contagieux. Ça s’est mis à cogiter dans le mien aussi. Je réalisais seulement alors que nous n’étions plus qu’à quelques jours de la fermeture. Plus qu’à quelques jours de la fin du séjour d’Hugo, aussi. J’ai dû la serrer un peu plus fort encore, à ce moment-là, je crois.


Grande première, dimanche : nous avons enfin pu enchaîner une nuit complète et un réveil en douceur, en tête à tête, seuls et isolés. Allongés, entortillés, emboîtés, sur le futon, nous avons laissé le soleil lentement réchauffer l’intérieur de la grange. Nous avons ensuite expérimenté notre propre chorégraphie en cuisine, au moment du petit-déjeuner. Je crois que, secrètement, j’avais espéré que nous ne serions alors pas totalement compatibles. Il n’en fut rien. Au contraire. Notre petite danse matinale improvisée était sans heurts, toute en tendresse, fluide et synchronisée. Ça m’a à la fois ravi et effrayé. Les siamoises allaient rentrer dans la soirée, la semaine allait être bien remplie, chargée, pour tout le monde. J’allais devoir bousculer et être bousculé. Devoir prendre des décisions. En subir d’autres, sans doute. Tâcher de les accepter et les respecter, toutes, également.


Mes racines sont ici et elles n’ont fait que se renforcer ces dernières années. Pendant cet été, j’ai compris que cette ferme qui n’était pas à proprement parler une maison familiale type n’en était pas moins un véritable bastion. Notre bastion, aux filles et moi. L’endroit où nous nous retrouvons ensemble et avec ceux que nous aimons. Notre tribu s’est subitement élargie, en quelques semaines, et son extension est aussi ancrée dans ce Jura, à quelques pas de là. Malgré cela, ou peut-être grâce à cela, j’ai une envie nouvelle de voyages. Des échos de mon escapade à Copenhague, vraisemblablement. Le goût du relâchement, du changement, du dépaysement, lié à l’éloignement. Le plaisir décuplé de rejoindre ce bastion et sa tribu au retour, ensuite. Je devrais bien trouver un moyen de concilier tout cela, même si Jeanne décide de sortir le grand jeu pour cette auberge miraculeuse, non ?

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