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Pétronille Delatour

Chambre 18

Le monde entier

Vendredi 4 septembre 20:30

J’ai dîné au restaurant de l’auberge. Le « baume au cœur » s’estompait, peu à peu, mais j’allais mieux que la veille. J’ai croisé l’homme qui m’avait remis la vidéo, accompagné de son épouse. Il me fit un salut discret, je répondis d’un signe de tête.

J’ai observé les convives en attendant d’être servie. Ceux qui dînaient les yeux dans les yeux se couvant du regard, ceux qui face à face, ne se parlaient pas, qui s’étaient déjà tout dit peut-être ? Doit-on forcément se parler ? On m’avait appris à me taire, à ne pas bavarder, la parole se doit d’être brève et nécessaire. Ils n’avaient rien d’important à dire sans doute… Ceux qui dînaient en solitaires pour se nourrir, comme une obligation. Ceux qui rêvaient, pensifs, méprisant leur assiette, ou celle qui semblait préoccupée par quelque tâche à accomplir. La fille oiseau virevoltait entre les tables, un mot léger pour chacun.

J’ai lentement réalisé que je n’avais jamais vraiment regardé personne. Ça ne se fait pas. Je n’avais pas conscience… d’autres. Il y avait le général, mère dans sa bascule, une sœur insaisissable, ce cher Émile, Madeleine, le souvenir ténu de grands-parents et moi Pétronille. C’était tout. Le monde entier se trouvait là.

En quelques semaines j’avais perdu une mère qui n’était plus depuis longtemps, gagné un frère que je ne connaitrai pas, découvert la solitude et versé dans la folie. Découvert, vraiment ? N’avais-je jamais été rien de plus qu’une maille du tricot de famille, solitaire et endurante ?

« Vous êtes solide ma fille, une volonté de fer. Vous ne craignez pas la défaite. »

Pauvre lambeau de femme qui se balançait sur la plage, si vous l’aviez vue se découdre, général. J’avais presque de la compassion pour « cette autre moi », celle qui avait sombré dans l’eau noire et boueuse où mère se débattait depuis plus de 30 ans et qui m’observait silencieuse dans le miroir.

Le repas fut une nouvelle fois un délice pour le palais, et un réconfort pour l’âme. Le filet de perche cuit à la perfection, agrémenté de basilic ajouté frais sur le dessus me fit oublier un instant que je n’étais plus celle qui était arrivée ici deux semaines auparavant.

J’ai promis de me rendre à ce loto, quelle sotte idée ? Je perds vraiment tout sens de la mesure, mais je me suis engagée et je tiendrai parole.

J’allais rejoindre ma chambre quand il m’aborda,



— Bonsoir Pétronille… Moi vous me connaissez, c’est Joseph, mais je vous présente mon épouse, Julie. C’est elle qui a fait la vidéo. Elle lui fit un appel du coude, discret mais efficace. Il reprit :

— Vous avez meilleure mine qu’hier, vous étiez blanche comme une m… Le coude ne bougea pas mais les yeux se plissèrent vivement.

— Merci, dis-je en l’interrompant,

— On voulait vous dire, enfin vous proposer, si vous allez au loto de Pollox demain soir, de nous accompagner, enfin de vous accompagner… d’y aller ensemble quoi ! On partira vers 20:00, c’est bien ça Julie ? Elle acquiesça.

— C’est très aimable à vous, mais j’irai un peu plus tôt, j’ai rendez-vous avec le notaire du village qui m’a, ce matin même, offert de m’y conduire.

— Tant mieux, cette sortie vous fera du bien, dit-elle d’une voix délicate. Prenez bien soin de vous.

J’ai toussé de nouveau, je ne sais me comporter devant tant de prévenance.


Samedi 5 septembre Pollox 17:45

Il faut que je m’apprête pour ce soir. Je veux me sentir en confort. Ma robe noire sans manche et un caraco de lainage suffiront. Prendre un manteau, les soirées fraîchissent un peu. La lune sera-t-elle aussi belle à présent ?

Je vais partir un peu plus tôt, je ne veux croiser personne. J’aime la solitude, l’ombre des sapins et ne suis pas à même de faire conversation.
Du maquillage ? Un soupçon de rouge à lèvres, un trait de liner pour faire oublier les cernes, et une touche de rose pour un teint moins pâle.

Le reflet hésite, se brouille, s’évanouit, la buée de la vitre laisse percer deux trous noirs. Je me détourne.

Courage Pétronille !

Rompez, rompez donc général…

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