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Paul Dindon

Chambre 20

Glouglou Natou !


À peine je franchis le seuil de l’auberge qu’une impression de déjà-vu me saisit : j’ai devant moi la scène dans tous ses détails qui m’était apparue lors de la séance de voyance improvisée au petit matin avec Natou. J’avais choisi de ne pas la lui révéler. Elle avait alors bien d’autres chats à fouetter. Derrière son comptoir aujourd’hui, ma chétive cagole s’est transformée en une jeune femme sans chichi mais élégante et pleine d’assurance. Elle a troqué son costume de cliente pour endosser celui d’employée et m’offre un sourire à faire rougir un champ de tomates.

Tiraillée entre l’envie de se jeter dans mes bras et celle de mener à bien sa mission, elle pointe du doigt l’arrière du bâtiment et demande :

— Auriez-vous… auriez-tu… la gentillesse (elle déglutit) de garer ta… votre voiture sur le parking aménagé de l’autre côté de la route, en direction de l’Éreintante ?

— À vos ordres, madame la réceptionniste, dis-je en lui lançant un clin d’œil taquin. M’accordez-vous la faveur de monter mes affaires en chambre avant de bouger ma voiture ?

— Mais bien entendu, Monsieur Dindon, glousse-t-elle en me tendant une grosse clé ouvragée. Chambre 20, deuxième étage à droite en sortant de l’ascenseur, au fond du couloir. Je vous souhaite un excellent séjour à l’Auberge des Blogueurs hihihi.

Je pose vite ma valise et redescends avec un paquet pour Natou.

— J’arrive pas comme Belsunce[1] hein. Voici un petit cadeau !

— Ooooh !

Elle déchire avec des petits cris de joie contenue le papier qui enveloppe un dindon en peluche.

— C’est pour que tu ne m’oublies pas !

— Oh merciiiiiiiiiiiiiiii, dit-elle en serrant la peluche multicolore contre sa chemise blanche.

Elle fait le tour du comptoir, me serre fort dans ses bras ; je m’enivre de tendresse et des effluves d’un parfum fruité. Puis elle se ravise, jette un œil autour d’elle pour s’assurer que personne n’ait vu notre effusion et endosse de nouveau son rôle de réceptionniste.

— Bonne journée, monsieur Dindon, lance-t-elle avec un coucou de la main.


Installé à la table qu’on m’avait dressée au restaurant de l’auberge qui affichait complet ce soir, je réserve un modeste cadeau pour la jeune femme qui a failli être ma patronne pour l’été, Jeanne Lalochère. Quand on parle du loup… ou plutôt de la louve…

— Bonsoir Paul, ravie de vous revoir chez nous !

— Pareillement ! dis-je en lui tendant un paquet enrubanné. C’est un petit quelque chose pour me faire pardonner de vous avoir fait faux bond.

Et tandis qu’elle déploie le papier de soie qui entoure l’ouvrage de Raymond Queneau, illustré par Siné, je lui dis :

— Vous savez que vous avez un homonyme dans ce roman ? D’ailleurs on vous l’a peut-être offert mille fois, mais celui-ci porte la dédicace de l’auteur.

— …

Elle qui d’ordinaire ne s’en laisse pas compter – elle tient d’une main de maître l’auberge, un personnel pas piqué des hannetons, des clients fantasques (pour ceux que j’ai eu le temps de croiser lors de mon séjour en juillet) – ne me donne en réponse qu’un radieux sourire, sincère, et ça me va.

— Je vous offre un verre de côtes du Jura pour fêter ça ? dit-elle.

Note

[1] Expression marseillaise. Belsunce était évêque au XVIIIe siècle. Sa statue le représente mains vides et paumes tournées vers le ciel, comme un signe d’innocence ou de pauvreté. Arriver comme Belsunce, c’est arriver les mains vides.

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