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Hugo Loup

Chambre 19

Pluie


Ecrire. Que dire quand les jours coulent doucement au rythme de la pluie ? Quand chaque goutte abreuve la terre et mon âme ? J’aime cette pluie qui tombe. Sentir les larmes du ciel sur mon corps offert à cette manne essentielle… l’eau. Respirer cette odeur que la terre exhale, si caractéristique.

Je me souviens d’un jour de pluie. Ailleurs. Un ailleurs lointain. C’était dans les montagnes. Une petite auberge typique. Un jour d’été qui était comme un prélude à l’automne. C’était mon premier voyage là-bas. Je découvrais ce pays, sa culture, ses coutumes en dehors des livres. J’étais seule, mes premières vacances à moi. Je n’avais pas encore 18 ans.
Nous avions, mon professeur depuis le collège et moi, préparé mon périple. J’avais voulu ces deux nuits dans ce ryokan[1] pour son onsen[2]. Je voulais vivre dans un intemporel, sans avenir, sans présent, sans passé. Je voulais me sentir imprégnée de cette tradition. Sortir en yukata[3]. S’immerger dans l’eau chaude, nue, à l’air libre. Sentir la pluie, fraîche, presque froide, sur le visage. Avoir l’impression d’appartenir à cette terre lointaine et inconnue.
C’est en souvenir de ce moment que je joue régulièrement sur mon okedo le rythme du kami de la pluie de la montagne.

Je n’ai jamais autant ressenti mon lien avec le Japon qu’ici, au cœur du Jura. Il y a des similitudes dans le paysage. Parfois, au détour d’un chemin, d’une sente, une image se superpose à la réalité. Celle d’un endroit semblable, là-bas. Un souvenir, doux à ma mémoire, comme un écho de ma réalité jurassienne.
Cette certitude qu’une fois encore, sitôt retrouvé un quartier tranquille ou un coin de campagne nippons, je me sentirais à ma place. Cette certitude, là, maintenant, que ma vie ne se fera, pourtant, pas là-bas. Que ce ne sera qu’un séjour, court, long, multiple… Je ne sais pas encore et peu importe, en réalité.

Je n’ai encore pris aucune décision. Toutefois, je sais certaines choses.
J’ai l’impression d’avoir fait une sorte de paix avec ma famille. J’ai eu mes parents au téléphone. Une vraie conversation d’adultes, entre adultes surtout. Leur expliquer mes options, mes envies, dans le calme et la sérénité. Je n’avais jamais pu.

Mon apaisement, je le dois aussi à ce séjour. Observer ce microcosme que nous sommes.
Comme Esteban et Faustine. Ils étaient à la fois des grands-parents, des parents et un couple à mes yeux. Ils étaient beaux. Beaux de leur longue vie passée ensemble. De leur connivence, de leur regard sur eux, sur le monde. Je n’ai jamais discuté avec eux. Je n’ai saisi que quelques bribes de leurs conversations. Ce que j’ai vu c’est leur gestuelle, leur regard. Je les ai ressentis.
Aujourd’hui, il y a Joseph et Julie. Ils sont peut-être moins posés, mais qu’est-ce que c’est bien de les voir ensemble. Je n’arrête pas de me dire que mes parents, sans leur carcan bourgeois (il faut bien que je finisse par l’écrire ce mot honnis), leur vernis social, pourraient être ainsi. Parce que je sais qu’ils s’aiment. Ils ont juste eu la chance de tomber amoureux de la bonne personne, suivant les critères familiaux. Je crois que de regarder les Midaloff avec Natou m’a montré un bout du chemin que je dois emprunter avec eux. Ils sont sans fioriture ces trois-là. Et c’est beau.
Il y eu les Craquantes et le Comte qui inévitablement m’ont ramenée à mes grands-parents. J’ai la chance de les avoir encore tous les quatre. D’être aimée par eux. Et il y a Papichou. Ce vieux renfrogné que j’aime de tout mon cœur. Sa tendresse particulière pour moi. C’est le seul qui soit un peu sorti du carcan. Oh bien sûr il s’est plié au mariage de convention. Puis elle est morte, jeune. A peine marié que Papichou était veuf. Et il a rencontré Mamichou. Cette femme que la famille n’aurait jamais acceptée, les conditions ont fait, Papichou a fait… C’est peut-être pour cela que j’ai l’impression qu’il me comprend. Qu’il est le seul à me comprendre. Même si mes quatre grands-parents sont beaucoup plus permissifs avec nous qu’avec leurs enfants. N’est-ce pas cela être grands-parents ? Il faudra que je lui écrive une longue lettre à mon Papichou. J’y pense depuis un moment et je n’ose encore pas. Peur ? Appréhension ? Un peu. J’ai surtout un problème de contenu. Jusqu’où doivent aller mes confidences ?
Il y a Côme. Le grand. L’adulte. J’ai apprécié notre petit moment dans la clairière. Il me semble que c’était il y a une éternité. Je l’ai observé, avant, après. J’ai regretté de ne pas avoir su lui montrer que je n’attendais pas ses confidences. J’ai regretté cette phrase que je lui ai lancé au visage. Ce n’était pas mon intention. C’est bien ainsi qu’il a dû la prendre. J’aimerai pouvoir lui dire combien il me rappelle moi. Ce moi qui se cache. Ce moi qui a dû subir les moqueries des autres. Ce moi qui ne sait pas se comporter avec les autres. Sa carapace est épaisse, dure. Elle s’est construite jour après jour, plus dense, plus nécessaire. J’aurais aimé passer du temps avec lui simplement. Côte à côte. L’entendre parler de littérature et musique. Il a souvent ses écouteurs et un livre. Il balance souvent des citations comme autant de flèches et de boucliers levés. Il ne reste que peu de jours. Comment renouer un lien qui ne s’est jamais vraiment fait ?
Il y a tous les autres, ceux déjà partis, ceux encore là, qui en évoluant autour de moi, en me laissant les saisir, bien imparfaitement, bien partiellement, ont contribué, sans le savoir, à mon cheminement jurassien. Là, aujourd’hui, en regardant la pluie, en sentant la fraîcheur de l’air, dans ce parfum de début d’automne, ce parfum de rentrée, je mesure toutes ces petites choses qui ont participé à ma réflexion. Sans même que je m’en rende compte. Il y a Natou et sa joie, si communicative. Elle a changé. En bien. Et ce n’était pas facile, parce qu’elle était déjà bien cette jeunette. Oui, elle est plus jeune que moi. Il y a eu Akikazi, si posé, si calme, si serein, si déchaîné sur mon okedo aussi. Une bien belle personne. Une rencontre que j’aurais aimé… Non ne rien regretter. Il a eu son rôle dans mon cheminement et c’est déjà merveilleux, aussi petit soit-il. Je pourrais dérouler la liste. Elle serait longue et répétitive puisque chacun à eu un rôle, aussi minime soit-il. Ils étaient là.
Je ne peux taire Alexeï, mon Mister Gamblin. Lui qui a adouci mes nuits durant mon premier séjour. Lui qui m’a fait prendre conscience de ce qui m’attirait chez un homme. Son charme, indéfinissable. Cette attitude envers le Comte, entre son devoir de Nanny et ce que son cœur lui dictait, son amitié profonde et réelle. J’aurais aimé trouver les mots avant qu’il ne parte. Lui dire quelle place il a dans mon histoire. Une place bien spéciale et que je vais chérir longtemps. Je sais qu’il a des liens avec les hommes de l’équipe. Si j’osais, je demanderais… Non ! Ne rien regretter ! Qui sait, si un jour nos routes se croisent de nouveau…
Et puis il y a Pétronille. Ma voisine de chambre. On ne s’est pas beaucoup parlé. Juste une rencontre dans la clairière tandis que je faisais mon Taikyokuken. Juste quelques mots, des mots qui parfois en disent longs, en eux-mêmes ou dans la façon de les dire. Est-ce là le secret de mes ressentis ? Elle appartient à mon monde. Un pied dans l’éducation bourgeoise, un pied dans le monde militaire. Seule, grande, de vingt ans mon aînée. La première femme, hors famille, avec qui j’ai envie de parler. De vraiment parler. Avoir un lien. Communiquer. Ecouter. Comme ce matin-là dans la clairière. Simplement. Comme une évidence. Entendre et voir. Parce que c’est ainsi que je garde les gens en moi. J’ai senti que je l’intriguais. Sait-elle combien elle m’intrigue aussi ? Cette petite phrase sur le pourquoi de son séjour. Cette façon de se présenter. Ce bafouillement, décontenancée. Et mon invitation lancée spontanément, sans réfléchir. Naturellement. Pétronille. Rien que son prénom est un enchantement pour moi. Il se cache derrière ce prénom un peu désuet comme un monde magique qui invite à la rêverie. Et il est si dynamique. Comme elle quand on la voit évoluer. Son pas, sa course, toute cette attitude volontaire. Oh oui ! Vivement que nous passions quelques moments ensemble.

Il y a aussi Highway et Cat. Cat que je découvre jour après jour lors de nos échanges téléphoniques quotidiens. Qui m’aide à me poser les bonnes questions. A trouver quelques réponses. Qui n’essaie pas de m’influencer. Qui a ce regard bienveillant dont je me plais à penser que j’ai, surtout envers nos hommes. Qui se confit aussi, ses joies et ses peines, l’amour envers sa femme que même la maladie, terrible maladie, n’a pu ternir. Il reste encore quelques semaines à Lyon. Il aurait dû repartir déjà.
Et Highway. Highway. Encore et toujours. Même si certains de nos échanges m’ont blessée. Comme cette conversation, ici consignée, il y a… un mois… Une éternité. Highway mon grand, mon merveilleux ami. Et ce lien qui tient malgré tout, malgré la distance, malgré les incompréhensions, malgré les positions parfois différentes, malgré les silences aussi. Ce que nous nous taisons l’un à l’autre. Protection certes mais de quoi, de qui ? Est-ce nous où l’autre que nous voulons protéger ? Highway que j’aime infiniment. Tellement que son sourire, même imaginé, me redonne la joie de vivre. Highway qui m’a aidé à aller au plus profond de moi, de mon corps, pour arriver à dépasser mes compagnons. Highway. Highway.

Et puis Gaston. Que dire que je n’ai pas déjà dit, esquissé ici ? Bien plus, que lui dire ? Ou plutôt comment lui dire ? Comment lui dire… Cent fois j’ai pensé lui écrire. Cent fois j’ai pris ma plume et une feuille. Cent fois elle a fini en cendres. Vernon doit se demander ce que peut bien faire l’occupant de la 19 avec toutes ces cendres dans la poubelle, quand il vient y faire le ménage.
Je me sens comme la Pênelópeia d’Homère. A remettre mon ouvrage sur le métier chaque nuit. Faire puis défaire. Ecrire puis brûler.
Oh Gaston ! Que j’aimerais te montrer mon Japon. Te faire partager mon monde. T’emmener là où je me sens à ma place, tellement moi, pleinement moi. Ce moi que je suis au creux de tes bras. Que je suis quand je me colle à ton dos la nuit. Ce moi que tu vois quand tu plonges ton regard dans le mien. Je le sais. Je le sens.
Comme j’aimerais partager, encore… tellement…
Comment te le dire ? Comment ne pas appréhender ? Peur de te faire fuir. Peur de te bousculer.
J’aimerai te promettre ce que tes yeux me réclament. Te dire à voix haute ce que les miens te disent tout bas. Te chuchoter pour t’enchanter. Non pas comme Kírkê, fille d‘Hếlios et de Persêís.
Toi aussi tu as contribué à mon apaisement, mon cheminement. Je n’avais pas imaginé où ma demande, toute petite question à un gars du coin, allait m’emmener. Tu es cette impulsion douce qui me secoue et me rend plus légère. J’aime marcher à tes cotés sur le chemin que nous empruntons. Nos pas qui s’accordent naturellement, d’eux-mêmes. Nos corps qui se parlent, se répondent, s’éveillent, s’harmonisent.
Cette assurance qu’il n’est pas besoin d’être l’un près de l’autre en permanence pour marcher de concert. Cette assurance. Cette confiance. Même si mes mots semblent dire le contraire. Ce mélange en moi entre espoir, désir et certitude.


Il reste quinze jours. Deux petites semaines. “Profite !” Cat et son ton espiègle.

Notes

[1] Auberge japonaise typique et traditionnelle

[2] Bain de sources chaudes, traditionnellement extérieur et mixte

[3] Kiomono en coton léger, souvent bleu et blanc, porté l’été et toujours présent dans les “chambres” des ryokan

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