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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

I'll Be Your Mirror

Élisa-June m’avait rejointe sur le perron toute rétro-ravissante, corsaire noir et haut à rayures à large col marin décolleté avec un petit nœud écarlate le refermant, juste à la naissance des seins. Évidemment elle avait trouvé LE rouge à lèvres dont la couleur était parfaitement identique.

Espiègle, elle avança vers moi en battant des cils :

« C’est bien vous la limousine pour Bourg-en-Bresse ?

— Moi-même », répondis-je, entrant dans son jeu en soulevant une casquette imaginaire.

J’étais contente de reprendre le volant de mon combi, qui d’après Marco tournait désormais comme une horloge. J’étais également enchantée qu’Élisa m’ait demandé si elle pouvait se joindre à moi en m’entendant ce matin dire à Vernon que je devais aller chercher un colis au dépôt du magasin de Bourg.

« Adèle n’a pas voulu venir ?

— Non, elle préfère rester ici.

— Formidable ! »

Elle se mordit la lèvre et rougit puis balbutia aussitôt :

« Je voulais dire… j’adore Adèle ! Ça aurait été super qu’elle vienne. Mais c’est cool aussi d’être entre adultes. J’adore Adèle !

— Je l’avais bien compris comme ça, ne vous inquiétez pas. », la rassurai-je aussitôt en riant. « Elle passe l’après-midi avec le jeune garçon de la chambre 1, Nicolas. Ses parents sont d’accord pour garder un œil sur eux. Ils savent que je ne serai pas là. Et je suis très contente moi aussi de passer l’après-midi avec vous, vraiment. »

J’étais sincère. Après plus de deux mois de séjour, même avec la petite interruption en juillet, j’avais depuis longtemps cessé de la considérer strictement comme une cliente. Depuis quelques jours nous nous appelons d’ailleurs par nos prénoms. Le professionnalisme n’empêche pas d’éprouver plus ou moins de sympathie pour ses clients ; elle m’en inspire beaucoup.


En manœuvrant pour sortir du parking, je l’interroge :

« Vous êtes contente de votre séjour à l’Auberge ? Vous me direz s’il y a des points qui vous semblent améliorables ?

— Tout est parfait je vous assure, madame Lalochère. Absolument parfait, je recommanderai votre établissement à toutes mes relations ! »

Elle a pris une voix faussement affectée pour me répondre.

« Ha ha, message reçu cinq sur cinq. Vous avez raison, ne parlons pas boulot. D’ailleurs on a quitté le périmètre de l’auberge, c’est permis ! »

Elle me répond par grand sourire joyeux et me demande si elle peut enlever ses chaussures et poser les pieds sur le tableau de bord ensoleillé. Évidemment, elle porte du vernis à ongles, évidemment de la même nuance que le nœud de son haut et son rouge à lèvres. Je souris à cette découverte absolument non surprenante. Nous roulons quelques kilomètres dans un silence paisible.

« Vous voulez bien mettre la radio ? Le mécanicien m’a dit qu’il l’avait réparée et même ajouté des haut-parleurs mais je n’ai pas encore eu le temps de voir ce que ça donne et je n’ai pas écouté les infos depuis des jours.

— Le mécanicien ? Vous parlez du beau gosse qui dînait avec vous la semaine dernière ? Je l’ai vu arriver avec le combi, je me demandais qui était cet homme que je n’avais jamais vu.

— Oui, c’est un ami de Gaston et Henri.

— Ah voilà, il vous faisait le compte rendu des réparations. Tout s’explique ! »

Avec un petit rire gentiment moqueur mais sans insister davantage, elle se penche et allume l’autoradio.

« Sur le front politique, Gérald Darmanin a déclaré, après l’annonce de sa démission de la mairie de Tourcoing,… »

« FUCK Darmanin !

— Merde ! La mairie, pas le ministère, rha ! »

Nous avons crié ensemble. Nous échangeons un sourire complice. Impulsivement je suggère :

« On se tutoie, non ?

— Évidemment !

— Éteins la radio avant que je la fracasse. Ça serait dommage que Marco se soit donné tant de mal pour rien. »

Elle s’exécute en riant.

« Mais où est passée la si policée Mme Lalochère ?

— Je l’ai laissée sur le parking. C’est de ta faute aussi, ta spontanéité est communicative. Je t’envie tu sais.

— Whaaat ?

— D’être toujours si… je ne sais pas : toi, quel que soit le contexte. Moi je compartimente tellement qu’il n’y a plus de place pour circuler dans les couloirs.

— Ha, ha, quelle image ! Je ne suis pas aussi naturelle que j’en ai l’air, tu sais, j’ai même tendance à anticiper les vingt-huit mille scénarios possibles dans chaque situation pour me préparer à toute éventualité. Et dès que je me retrouve dans un scénario imprévu, je pars en vrille et je dis n’importe quoi, comme tout à l’heure à propos d’Adèle. Moi j’envie ta retenue, j’ai toujours peur d’en faire trop, de faire fuir les gens.

— De faire fuir ton Javot ? »

Elle me coule un regard en coin.

« Par exemple. Même si j’avoue que pour le moment il n’a pas l’air de s’en plaindre, au contraire, j’ai quand même un peu peur qu’il finisse par se lasser de mon côté pot de colle.

— Il a l’air d’en être trèèèèès loin ! Tu ne vois pas comment il te regarde ?

— Comme un mécano ?

— Tsssst !

— Désolée, m’dame Lalochère, je l’f’rai plus », fait-elle semblant de se repentir avant que nous éclations de rire toutes les deux.

Punaise, mais pourquoi ai-je tant tardé à me rapprocher d’elle ?

« Je peux remettre la radio ? Pas une chaîne d’infos, on a déjà assez martyrisé notre pauvre petit cœur.

— Oui, vas-y, mets la 3 préréglée. Avec Adèle on met toujours cette chaîne et on chante en même temps.

— OK. La 3 donc. »

Les tubes des années 80 et 90 défilent les uns après les autres. Je fredonne. Il fait doux et nous ouvrons nos fenêtres. J’ai l’impression de jouer dans un road movie. Les road movies de filles, ça existe ça ? Je demande à Élisa.

« Thelma et Louise !

— Ah mais oui, bien sûr ! Little Miss Sunshine ?

— Limite. À part la gamine… Bon, je valide à cause du combi.

— Merci. Oh ! Écoute ! »

Là, dans la radio, c’est What’s Up ! Je chante plus fort que les 4 Non Blondes, Élisa chante plus fort que moi. Nous offrons notre duo au vent.

« Élisa…

— Oui ?

— Tu sais, en juin c’était moi qui faisais les chambres les week-ends.

— Ah oui, je me souviens du drôle de petit bonhomme et ses magnifiques moustaches qui était valet de chambre à l’ouverture. Et ?

— Tu ne rangeais pas toujours très bien tes affaires, tu les laissais parfois traîner dans la salle de bains…

— Pardon maman ! Oh… Aaaah… je vois de quelles affaires tu parles ! Hi, hi, tu veux les références ?

— Ma foi… Hum. Ah nous voici arrivées, on se retrouve ici dans une heure et demie ? »

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