Je crois que nous connaissons tous ces moments où nous nous racontons que nous sommes différents, que nous sommes exceptionnels, que nous sortons du lot. Ça m’a souvent gêné et peiné de penser de la sorte. Jusqu’à ce que je comprenne que le problème tenait à ce lot. Il n’existe pas. L’évolution de notre société en a dessiné les premières lignes, les a accentuées au fil des siècles de la modernité, à grand renfort de mesures, de moyennes, de statistiques. En substituant d’abord les mots à la pensée, puis les chiffres aux mots. Le lot est nombre. Le lot piétine l’unicité. Les ensembles ont absorbé les unités. En nous espérant exceptionnels, nous ne recherchons sans doute qu’à recouvrer notre unité et notre singularité. Effectivement, nous sommes tous uniques. Il suffit alors de se le rappeler pour cesser de vouloir devenir exceptionnel. Sauf si exceptionnel signifie hors norme. Mais tant qu’à faire, préférons alors marginal. Je ne pense pas connaître de personnes exceptionnelles. Peut-être des personnes marginales aux chemins ou aux épisodes exceptionnels. Même ça, j’en doute. C’est en pensant bêtement à ça que j’en suis arrivé ce matin à me dire qu’il en était de même pour la relation de chacun à son passé. Tôt ou tard, quiconque est certainement confronté à une friction entre son soi, son devenir et son passé. L’ampleur, le type, de la friction sont propres à chacun. La durée et l’énergie pour éliminer, ou seulement atténuer, cette dernière sont forcément uniques. Mais rarement exceptionnelles.
Euh. Pourquoi j’écris ça, moi ?
N’importe quoi.
Reprenons.
Depuis une dizaine d’années à peu près, j’essaie d’oublier. Je ne sais seulement plus quoi. C’est la seule chose que j’ai réellement oubliée, au final. Oublier mon passé ? Non, non. Pas entièrement. Pas consciemment. Ce serait de la folie. C’est déjà de la prétention. À moins d’être amnésique, évidemment. Sauf que je ne le lui suis pas. Donc… Il y a des choses dont je ne suis pas fier. Et pas qu’une, dommage. Les oublier n’y changerait rien, au final. Elles ont eu lieu. Elles ont eu, ont, auront des conséquences. Elles auront toutes, d’une manière plus ou moins prononcée, laissé leurs marques sur qui je suis et qui je deviendrai. Une patine sur mon masque. De la rouille dans mes engrenages. Du blanc dans mes cheveux. De la sécheresse dans les yeux. De la dureté dans certains gestes. De l’incompréhension dans certains actes. Mais il reste encore un peu de feu dans les tripes. Plus que je ne le croyais, pour être honnête. Un « encore » qui prend peu à peu la place d’un « assez » que j’ai longtemps traîné et pensé comme définitif. J’ai souhaité effacer mon passé. Le déchirer. Le déchiqueter. Le brûler. Rien n’y fait. C’est tenace, cette merde. J’ai eu le plus grand mal à me faire à cette idée, à m’accommoder de cet état de fait. Certainement à cause d’un orgueil trop grand. Je dois juste faire avec. Je dois juste apprendre à le ranger lorsqu’il m’encombre. Je dois juste faire la paix avec lui. Avec moi. L’autre. L’ancien. Celui qui est et sera toujours là, quelque part, que ça me ravisse ou non.
Cette lettre avait suffisamment attendu dans son enveloppe toujours close. Je serai sans doute mort avant même que les mots inscrits ne s’effacent, que le papier se délite. Elle non plus, je ne pouvais pas la déchirer, la déchiqueter, la brûler. Matériellement, ces actes étaient à ma portée, symboliquement, humainement, ils m’étaient pourtant impossibles, inenvisageables. Je suis donc retourné m’installer tranquillement dans mon cocon de la grange après le petit-déjeuner. Je me suis déchaussé, assis en tailleur sur le futon, me suis penché pour ouvrir la caisse et en sortir cette enveloppe au cachet japonais. Mélanie avait fini par mettre des mers, des océans, des continents entre elle et moi. Je n’avais pas su respecter cela parce que je l’ignorais. Mais l’aurais-je fait si je l’avais su ? Mon égoïsme s’est chargé de grassement nourrir ce doute. Oui. Lui écrire cette lettre au début de l’été était sans doute un geste égoïste avant tout. La sanction était certainement écrite là-dedans. Quelle qu’elle serait, il me faudrait l’accepter et la respecter. Respect. Oui. J’en ai beaucoup manqué envers des êtres chers au cours de ces dernières années, de ce putain de respect.
Pas besoin de remonter bien loin, n’est-ce pas ?
Il suffit de reculer de quelques journées.
Merde, tiens.
Pas la moindre idée de pourquoi je me suis fait cette remarque au sujet de la graphologie juste avant d’ouvrir l’enveloppe. Proprement, avec la lame de mon couteau suisse. Je suis réticent à cette notion de graphologie. Je veux bien admettre que, connaissant au préalable le caractère d’une personne, il soit possible d’y trouver une bonne indication de son état émotionnel de l’instant. Mais rien d’autre. Je reconnaissais systématiquement l’écriture de Mélanie. Au stylo-bille sur un bout de papier volant, une note déposée en hâte juste avant de fermer la porte pour partir au bureau. À la plume, soignée, appliquée et sensuelle, sur un papier velouté glissé au sein d’un sac de voyage, pour m’accompagner pendant un voyage. Au crayon à papier sur un post-it, sans plus d’attention et d’intention que celles de me rappeler de ne pas oublier un truc. Dès que je voyais son écriture, je voyais Mélanie. Par association, seulement. Par passion, amour et complicité. Rien à voir avec la graphologie. Son écriture lui appartenait, l’incarnait, mais en aucun cas ne pouvait la résumer. Ce que j’avais sous les yeux me rappelait maintenant un procédé bien différent. J’y voyais les lignes de la tectonique des sentiments, des failles de la psyché. L’onde avait été progressive, s’était amplifiée rapidement, pour finalement tout secouer violemment. Une violente onde de volume d’abord, une volée d’ondes de surface ensuite. Après une courte accalmie, le temps venait aux répliques. Peut-être même un tsunami, à en croire ces gouttes qui avaient délavé l’encre par endroits. Le Japon et ses séismes. Gaston et ses conneries. La dernière feuille de ce relevé indiquait que tout était terminé. Calme plat, profond, stable, beau dans la sérénité qui pouvait s’y lire. Définitif.
Oui Bobby, je sais que ta Katie t’a quitté, mais là ma Mélanie m’a laminé…
Nous pouvions désormais tous les deux reprendre nos vies.
J’étais celui qui devait dire merci.
1 Commentaire de FantomeDuPogo -
De U2 à Bobby Lapointe, ca envoie du bois !
Une page se tourne. Le temps ne garde que le meilleur. Ce blog est une énorme caisse de raisonnance.
2 Commentaire de Avril -
Ça n’a rien à voir, mais un peu beaucoup quand même…
Après la lecture de ce texte, j’ai cette chanson dans la tête.
3 Commentaire de Malia (auteur) -
Brillant
4 Commentaire de Tomek -
Admiratif de chaque billet, de l’évolution du personnage, de ce qu’on en apprend. Et la manière d’écrire.
Et ce que ça remue en nous, en moi en tout cas.
Et une bande son sans faute de goût.
5 Commentaire de Kozlika -
Oui. Mais comme disait quelqu’un :
Sinon, comme mes petits camarades ci-dessus, plein de cailloux à mettre dans notre poche dans ce texte.
Gaston a bien fait de se décider à lire cette lettre. Peut-être l’incitera-t-elle à ne pas croire qu’un scud l’attend au détour de chaque relation passée, présente ou à venir ? Ça me frappe que les interactions avec les personnes qui lui sont le plus proches sont toujours empruntes de violence - symbolique ou directe : les bagarres avec Henri, les dialogues et les coups avec Charlie, le champ lexical et le jeu de séduction guerrier avec Hugo, une forme d’affrontement avec Einar.
Je lui souhaite beaucoup d’apaisement.
Ah et puis je le remercie de nous laisser commenter aussi :-P
6 Commentaire de Pétronille (l'auteur) -
Ça doit être bien confortable de savoir se ranger quand on s’encombre…
Et pour les commentaires, pareil que @Kozlika :)
<3 cette tranche sismographique et les séismes du Japon.
7 Commentaire de Sacrip'Anne -
J’aime ces introspections Gastoniennes. Et le fait qu’il ait fini par lire cette lettre !
8 Commentaire de Gaston (auteur) -
Merci à tous. <3
FantomeDuPogo et Tomek, je ne suis pas certain que la BO convienne à tout le monde. Mais bon, il n’y a pas de mal à se faire plaisir. ;-)
Bien observé, Kozlika. Je mets juste quelques bémols : un pour la relation avec Hugo (puisqu’il s’agit d’un jeu explicite et consenti entre eux deux dans ce cas), l’autre pour celle avec Einar (qui n’est pas totalement surprenante du moment qu’Einar est vu comme un
par Gaston). Pour le reste, je vais te laisser envisager l’éventualité d’un possible piège dans le tableau et ajouter que la réponse est au sein de nombreux textes (gros indice : quid de la relation Gaston / Léo ?). :-)Sache, Pétronille, que si je n’avais pas été atteint d’une logorrhée aigüe pathologique, seul le bloc final aurait constitué le billet (c’était même le cas à l’origine, d’où le titre). Un jour, quand je serai grand, je ferai court. :-p
9 Commentaire de Kozlika -
Hum… Pour éviter que ça tourne au dialogue, ce qui serait malvenu en ces lieux, je vais éviter de te porter la contradiction ici et te laisser le dernier mot ;-)
10 Commentaire de Tomek -
Huhu ! :-D
11 Commentaire de Gaston (auteur) -
Bon…
Kozlika, Tomek…
Vous sortez, ouste ! Sales gosses ! :-p
12 Commentaire de Kozlika -
Oh bon d’accord, pfff. Allez viens Tomek, on va jouer au ballon dans la cour, on s’en fout de lui, il est même pas sympa d’abord. (Je crois qu’il y a Pétro qui sort avec nous aussi.)