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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Sismographie


Je crois que nous connaissons tous ces moments où nous nous racontons que nous sommes différents, que nous sommes exceptionnels, que nous sortons du lot. Ça m’a souvent gêné et peiné de penser de la sorte. Jusqu’à ce que je comprenne que le problème tenait à ce lot. Il n’existe pas. L’évolution de notre société en a dessiné les premières lignes, les a accentuées au fil des siècles de la modernité, à grand renfort de mesures, de moyennes, de statistiques. En substituant d’abord les mots à la pensée, puis les chiffres aux mots. Le lot est nombre. Le lot piétine l’unicité. Les ensembles ont absorbé les unités. En nous espérant exceptionnels, nous ne recherchons sans doute qu’à recouvrer notre unité et notre singularité. Effectivement, nous sommes tous uniques. Il suffit alors de se le rappeler pour cesser de vouloir devenir exceptionnel. Sauf si exceptionnel signifie hors norme. Mais tant qu’à faire, préférons alors marginal. Je ne pense pas connaître de personnes exceptionnelles. Peut-être des personnes marginales aux chemins ou aux épisodes exceptionnels. Même ça, j’en doute. C’est en pensant bêtement à ça que j’en suis arrivé ce matin à me dire qu’il en était de même pour la relation de chacun à son passé. Tôt ou tard, quiconque est certainement confronté à une friction entre son soi, son devenir et son passé. L’ampleur, le type, de la friction sont propres à chacun. La durée et l’énergie pour éliminer, ou seulement atténuer, cette dernière sont forcément uniques. Mais rarement exceptionnelles.

Euh. Pourquoi j’écris ça, moi ?
N’importe quoi.
Reprenons.

Depuis une dizaine d’années à peu près, j’essaie d’oublier. Je ne sais seulement plus quoi. C’est la seule chose que j’ai réellement oubliée, au final. Oublier mon passé ? Non, non. Pas entièrement. Pas consciemment. Ce serait de la folie. C’est déjà de la prétention. À moins d’être amnésique, évidemment. Sauf que je ne le lui suis pas. Donc… Il y a des choses dont je ne suis pas fier. Et pas qu’une, dommage. Les oublier n’y changerait rien, au final. Elles ont eu lieu. Elles ont eu, ont, auront des conséquences. Elles auront toutes, d’une manière plus ou moins prononcée, laissé leurs marques sur qui je suis et qui je deviendrai. Une patine sur mon masque. De la rouille dans mes engrenages. Du blanc dans mes cheveux. De la sécheresse dans les yeux. De la dureté dans certains gestes. De l’incompréhension dans certains actes. Mais il reste encore un peu de feu dans les tripes. Plus que je ne le croyais, pour être honnête. Un « encore » qui prend peu à peu la place d’un « assez » que j’ai longtemps traîné et pensé comme définitif. J’ai souhaité effacer mon passé. Le déchirer. Le déchiqueter. Le brûler. Rien n’y fait. C’est tenace, cette merde. J’ai eu le plus grand mal à me faire à cette idée, à m’accommoder de cet état de fait. Certainement à cause d’un orgueil trop grand. Je dois juste faire avec. Je dois juste apprendre à le ranger lorsqu’il m’encombre. Je dois juste faire la paix avec lui. Avec moi. L’autre. L’ancien. Celui qui est et sera toujours là, quelque part, que ça me ravisse ou non.

Cette lettre avait suffisamment attendu dans son enveloppe toujours close. Je serai sans doute mort avant même que les mots inscrits ne s’effacent, que le papier se délite. Elle non plus, je ne pouvais pas la déchirer, la déchiqueter, la brûler. Matériellement, ces actes étaient à ma portée, symboliquement, humainement, ils m’étaient pourtant impossibles, inenvisageables. Je suis donc retourné m’installer tranquillement dans mon cocon de la grange après le petit-déjeuner. Je me suis déchaussé, assis en tailleur sur le futon, me suis penché pour ouvrir la caisse et en sortir cette enveloppe au cachet japonais. Mélanie avait fini par mettre des mers, des océans, des continents entre elle et moi. Je n’avais pas su respecter cela parce que je l’ignorais. Mais l’aurais-je fait si je l’avais su ? Mon égoïsme s’est chargé de grassement nourrir ce doute. Oui. Lui écrire cette lettre au début de l’été était sans doute un geste égoïste avant tout. La sanction était certainement écrite là-dedans. Quelle qu’elle serait, il me faudrait l’accepter et la respecter. Respect. Oui. J’en ai beaucoup manqué envers des êtres chers au cours de ces dernières années, de ce putain de respect.

Pas besoin de remonter bien loin, n’est-ce pas ?
Il suffit de reculer de quelques journées.
Merde, tiens.

Pas la moindre idée de pourquoi je me suis fait cette remarque au sujet de la graphologie juste avant d’ouvrir l’enveloppe. Proprement, avec la lame de mon couteau suisse. Je suis réticent à cette notion de graphologie. Je veux bien admettre que, connaissant au préalable le caractère d’une personne, il soit possible d’y trouver une bonne indication de son état émotionnel de l’instant. Mais rien d’autre. Je reconnaissais systématiquement l’écriture de Mélanie. Au stylo-bille sur un bout de papier volant, une note déposée en hâte juste avant de fermer la porte pour partir au bureau. À la plume, soignée, appliquée et sensuelle, sur un papier velouté glissé au sein d’un sac de voyage, pour m’accompagner pendant un voyage. Au crayon à papier sur un post-it, sans plus d’attention et d’intention que celles de me rappeler de ne pas oublier un truc. Dès que je voyais son écriture, je voyais Mélanie. Par association, seulement. Par passion, amour et complicité. Rien à voir avec la graphologie. Son écriture lui appartenait, l’incarnait, mais en aucun cas ne pouvait la résumer. Ce que j’avais sous les yeux me rappelait maintenant un procédé bien différent. J’y voyais les lignes de la tectonique des sentiments, des failles de la psyché. L’onde avait été progressive, s’était amplifiée rapidement, pour finalement tout secouer violemment. Une violente onde de volume d’abord, une volée d’ondes de surface ensuite. Après une courte accalmie, le temps venait aux répliques. Peut-être même un tsunami, à en croire ces gouttes qui avaient délavé l’encre par endroits. Le Japon et ses séismes. Gaston et ses conneries. La dernière feuille de ce relevé indiquait que tout était terminé. Calme plat, profond, stable, beau dans la sérénité qui pouvait s’y lire. Définitif.

Oui Bobby, je sais que ta Katie t’a quitté, mais là ma Mélanie m’a laminé…

Nous pouvions désormais tous les deux reprendre nos vies.
J’étais celui qui devait dire merci.

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