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Joseph Midaloff

Chambre 12

Tiens, j'ai dit tiens

Les mamans de la chambre d’à côté n’ont pas hésité une seconde quand on leur a proposé de garder le moufflet cet après-midi vu qu’elles avaient déjà eu une idée comme ça. Elles comptaient se renseigner à l’accueil pour trouver quelqu’un qui ferait du baby-sitting. Après déjeuner elles nous ont porté le kit complet, gosse inclus, au salon.

Il dormait dans sa poussette quand elles nous l’ont laissé. On a migré vers la véranda avec des bouquins qu’on avait pris dans la bibliothèque. Julie a trouvé un polar nordique qu’elle n’avait pas encore lu et moi j’ai farfouillé sans trop savoir quoi choisir. Sur une étagère, tout au bout, j’ai vu un cahier exactement comme celui-ci à part la couleur de la couverture.

D’après les dates, c’est un client récent qui l’a laissé là. Quelle drôle d’idée. T’écris tes tripes et tu les laisses à l’air ? J’ai montré à Julie, on en a lu des bouts ensemble : le gars au début il avait un cancer et à la fin il faisait une fête de famille ici parce qu’en vrai il était pas malade, enfin si mais pas un cancer, une dépression. Heureusement qu’on a lu la fin presque avant le début comme ça on a su tout de suite que c’était du chiqué pour faire venir sa femme en faisant trouver le cahier par le valet de chambre, genre billard à trois bandes. Un plan compliqué. C’est peut-être pour ça qu’il a laissé le cahier en partant, pour laisser les trucs compliqués derrière lui ? Enfin bref, on n’est pas tous faits pareils, ça me viendrait jamais à l’idée un montage comme ça.

Mais c’est pas ça que je voulais raconter.


J’ai reposé le cahier là où je l’avais trouvé et j’ai dégoté un autre bouquin, bien tordu dans son genre aussi : Le Bonheur de séduire, l’art de réussir : le savoir-vivre au XXIe siècle par Nadine de Rothschild. Je me demande si c’est la patronne qui a acheté ça, ça a pourtant pas l’air d’être son genre, ou alors pour rigoler ? Moi je me suis bien marré en tout cas. D’après le livre, j’ai tout faux ! Ça m’a rassuré. Tout à l’heure je me suis amusé à chercher des infos sur ce livre sur internet. Je suis tombé sur ça :

Il est intéressant d’observer l’évolution de la société à travers le choix de l’orthographe du mot « savoir-vivre ». Nadine de Rothschild abandonne le trait d’union entre ces deux mots. C’est un coup de balai auquel je ne m’attendais pas.

Un coup de balai ! La révolution est en marche ! Aux armes ! Camarades correcteurs, prenez le maquis ! La baronne fait trembler le vieux monde ! Quelle bande d’allumés vraiment.[1]

Mais c’est toujours pas ça que je voulais raconter.


On était donc dans la véranda à bouquiner pendant que l’asticot écrasait. Toutes les deux minutes soit Julie soit moi on se levait et on allait voir si tout allait bien.

« Tu es déjà allée regarder il y a cinq minutes.

— Oh ça va, toi aussi ! Hé, ne le touche pas, tu vas le réveiller !

— Je le touche pas, je regarde juste. C’est beau un bébé qui dort. T’as vu comme il s’applique bien ?

— Tu regardes avec tes doigts, oui ! Il est réveillé ?

— Pfff non, il dort, il dort, il dort.

— Tu as le papier des mamans ? C’est à quelle heure le biberon ?

— 15 heures il y a écrit. Tu crois qu’il faudrait le réveiller pour qu’il mange ?

— Ah ça je sais pas, c’est pas écrit et elles ont pas dit. Je ne sais pas ce qui est à la mode maintenant si c’est plutôt horaires fixes ou à la demande. Ça change tout le temps les conseils de puériculture. Pour les filles on était dans l’entre-deux, comme ça on faisait bien comme on voulait !

— Oui je me souviens. Ah tiens il s’agite un peu.

— C’est étonnant, ça fait seulement trois fois que tu lui remets la couverture en le bousculant sans faire exprès… »

Il a commencé à grogner vaguement, on a décidé qu’il était réveillé et qu’il avait faim. On a enfin pu voir la couleur de ses yeux ! Le papier, le papier… J’ai lu à voix haute :

Deux biberons + lait (à demander à Janette) vers 15h et 18h à réchauffer 15 au micro-ondes

La cliente qui était dans un fauteuil à côté de nous en train de tricoter et nous regardait du coin de l’œil depuis tout à l’heure a sursauté. Quand je dis du coin de l’œil c’est façon de parler. Avec ses lunettes noires on les voyait pas ses yeux. Je ne l’avais jamais vue sans. Elle est jeunette, autour de vingt ans je dirais. Elle doit trouver que les lunettes lui donnent un air classe et ne les quitte plus. C’est bien un truc de jeunes, ça.

« Excusez-moi, je vous entendais et si je peux me permettre… demander du lait à Janette : c’est bien la cuisinière ?

— Oui, c’est écrit sur toutes les cartes “Janette vous propose…”

— Les mamans ne vous ont pas laissé de lait spécial ? »

Julie fouille dans le sac.

« Non, non, rien. Mais maintenant que vous en parlez… C’est vrai que c’est bizarre. Quand les nôtres étaient petites on ne donnait pas de lait normal aux si petits, on prenait du lait maternisé. »

Ah merde. Je comprends d’un coup ce qui s’est passé : la maman qui a accouché, Charlotte, le nourrit au sein d’habitude. Elles ont bien pensé qu’il faudrait du lait pour remplacer mais comme c’était pas la peine avant, elles ne savent pas pour le lait maternisé. Ou bien on peut maintenant ?

Julie cherche sur son téléphone : « Pas avant neuf mois ou un an, je lis. »

Panique à bord. On tient cellule d’urgence et Julie décide de foncer à Pollox à la pharmacie demander conseil. Moi je reste avec la bestiole, de plus en plus réveillée et qui commence à s’agiter. Je le prends dans mes bras et je fais le tour du salon, de la véranda, du patio en lui parlant. Je retrouve les sensations de quand les filles étaient petites. J’adorais ça ! J’adore toujours ça, dommage que. Bref.

La jeune fille marche un peu avec moi, elle explique au bébé qu’elle est en train de lui faire un hochet au crochet et puis elle lui chante quelque chose. Je comprends rien parce que c’est pas du français mais c’est doux et elle a une jolie voix. Ça a l’air de bien le calmer qu’on lui chante quelque chose, comme ça faisait avec les miennes. Alors quand elle retourne à son ouvrage, je lui chante moi aussi tout doucement la bouche contre son oreille. Je repense au Comte à qui j’avais donné la sérénade ici un soir au dîner. Du coup je reste dans le répertoire et je lui chante Makhnovtchina, mais attention la version classique, pas celle de Berrurier Noir, je suis pas un sauvage quand même.

Julie revient enfin. Elle a une boîte de lait maternisé, on lui a indiqué les doses à mettre. Depuis le temps nous on a oublié. Côme continue à être le plus sympa des bébés mais il ouvre des yeux grands comme des soucoupes quand Julie lui présente le biberon. C’est sûr que ça doit le changer de son rata habituel. Mais ça ne lui pose pas de problèmes et il l’avale en entier.

Julie le prend sur son épaule pour le rot. Magnifique entre nous soit dit, mais pas sans effets secondaires. Ce qui nous a fait nous souvenir qu’on mettait un lange sur notre épaule avec les filles… mais un peu tard. Elle s’en fout ma Julie, elle a les yeux à demi-fermés, elle savoure. L’autre jeune fille, qui était dans le salon depuis le début mais qui était restée dans son coin à dessiner en consommant environ un milliard de feuilles par minute, l’observe et fait son portrait. Ou celui du bébé après tout, j’ai pas regardé. Moi j’aurais fait celui de Julie, mais bon. Je sais pas dessiner de toutes façons.

On le voit qui va se rendormir, tout repu qu’il est, et on se dit qu’il serait peut-être temps de le changer, surtout qu’à l’odeur ça serait pas du luxe. Je propose de m’en charger pendant que Julie va changer de t-shirt. Je l’ai fait tellement de fois que les gestes ne s’oublient pas. Pas de problèmes.

Mes filles et leurs copains peuvent dire ce qu’ils veulent il y a des vraies différences entre les filles et les garçons, dès la naissance. Par exemple un bébé fille et un bébé garçon avec le cul à l’air allongé sur le sac à langer ça pisse pas du tout de la même façon.

J’ai à peine eu le temps d’ouvrir la couche et de constater qu’il y en avait jusque sur son body, le pyjama itou, bref que j’étais bon pour un rhabillage complet, bébé Côme passe en mode pompier, se met au garde-à-vous et enclenche sa lance à incendie en plein dans ma poire ! Mais vraiment en plein dedans car je m’étais penché pour aller lui faire des gouzis-gouzis sur le bidon.

Natou, qui avait passé la tête en vitesse pour faire un coucou avant sa fin de service, s’est bien évidemment réjouie bien haut de mon malheur : « Té, te voilà baptisé “Papijoff” en bonnet difforme ! » Et pour couronner le tout, ça a ameuté les deux nénettes qui étaient à la réception. Les mêmes que celles qui servaient au restaurant quand j’étais venu en juillet. Je suis sûr que Mme Lalochère aurait gardé un air digne, quitte à aller s’écrouler de rire derrière son comptoir après, mais les deux filles, là, elles y sont allées franco dans la rigolade, et tant pis pour mon honneur.

Il y a la plus grande quand même, qui a eu un peu pitié et m’a dit d’aller au lavabo des toilettes du rez-de-chaussée et qu’elle garderait le mioche en attendant. J’ai quand même pris le temps de replier la couche sale et nettoyer le môme avant. Elle l’a pris nu comme un ver dans ses bras, même pas peur, et elle s’est retournée vers sa copine en souriant. Ben j’ai peut-être des fois des côtés homme de la pampa, rude et tout ça, mais le regard de la copine c’était quelque chose, m’est avis. Je reviendrais bien dans quelques mois voir si j’ai eu raison.

Quand je suis retourné au salon, Julie était de nouveau là. Je lui ai raconté et on a quand même bien rigolé. Et le bébé nous a souri, je suis sûr qu’il rigolait avec nous. Sûr et certain ! Tu peux pas faire autrement quand tu entends le rire de Julie de toutes façons.

Il s’est rendormi avec ce sourire toujours là. Natou nous a rejoints et on a parlé doucement tous les trois pour pas le réveiller. Julie lui a dit :

« Tu te souviens ce qu’on se disait l’autre jour ? Eh bien tout à l’heure, en attendant que Côme se réveille, j’ai rien compris à ce que je lisais. Je n’ai pas dépassé la première page.

— Eh ben moi je peux tout lire maintenant, je suis sûre !

— Oh ? Aaaah ! Quelle bonne nouvelle Natou ! »

J’ai pas cherché à comprendre. Encore un truc de filles je parie. On a dit à Natou qu’on lui réservait une journée avant notre départ, celle qu’elle veut, soit pour faire du vélo soit pour prendre la voiture et aller faire une balade dans les environs. J’aimerais bien aller à l’atelier des savoir-faire si ça lui dit. On a le temps d’y réfléchir.

Quand 18 heures est arrivé, on n’a pas été pris au dépourvu comme la première fois. On a assuré comme des pros. Natou a donné le biberon, ça l’a rendue toute chose elle était mignonne. Et on a changé le pompier sans accidents.


On l’a rendu à ses mamans quand elles sont rentrées et on est montés se poser un peu dans notre chambre avant d’aller dîner. On était contents de notre après-midi et aussi un peu tristes. J’ai dit à Julie :

« Peut-être que l’une des deux changera d’avis plus tard. Elles sont jeunes encore.

— Virginie j’y crois pas. Peut-être Céline, je ne sais pas. Je les comprends tu sais. Je suis déçue mais je les comprends, ce monde est moche parfois et quand on voit comment l’urgence climatique les grands s’en foutent…

— Tu sais bien qu’on pense pareil sur tout ça et que moi aussi je suis quand même déçu. Allez viens me faire un câlin ma Julie. »

Note

[1] En plus ils ont même pas prévenu le graphiste pour la couv. La révolution ne commence que dans les pages intérieures.

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