Ce matin je suis descendue de bonne heure. J’ai pris une tasse de thé et quelques fruits, et je me suis installée dans le patio. Sous le ciel presque pur le lac était émeraude, le bleu du ciel se mêlant au vert profond des sapins lui donnait une couleur à la fois lumineuse et sombre. Depuis ma place, j’apercevais le petit bois, la plage encore déserte, le hangar à bateaux. Le paysage me donnait à rêver au grand lac Victoria, aux embarcations des ancêtres, si semblables, si différentes, des canoës qui flottaient sur le lac. Je rêvais aux espaces démesurés, aux courses effrénées sur l’eau ou sur la neige. J’étais passée sans y prendre garde de l’été à l’hiver, j’imaginais la neige, le froid, la glisse, le souffle court, la brume des haleines dans l’atmosphère givrée.
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— Mademoiselle Desfontaine ?
Le jeune homme de l’accueil me surprit dans mes songes. Quand je levai la tête vers lui, ses yeux se sont fondus dans les miens. J’ai ressenti un trouble, quelque chose de triste et de familier, j’ai pensé à Kishi sans savoir pourquoi. J’ai pris sur la table mes lunettes noires pour protéger mon regard avant de lui répondre.
— Oui ?
— On vous demande. Monsieur Loriot, Baptiste Loriot. Il dit que vous attendez sa visite.
— Je vous remercie monsieur Tardif. Je me suis levée en prononçant ces mots, il m’a suivie en débarrassant ma tasse.
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Baptiste m’attendait dans le grand hall. Nous nous sommes salués, maladroits, raides. Comment se comporter avec un père qui n’est votre père que depuis quelques jours ? Comment accueillir une fille dont on n’avait jamais entendu parler ? Comment aimer des enfants qui se sont peut-être crus abandonnés ?
Nous nous sommes dirigés vers le lac, nous l’avons contourné et nous avons pris le chemin de Pollox. L’air était encore frais et jouait avec nos cheveux, le vent les caressant comme s’il avait voulu remplacer, en toute pudeur, ces petits gestes qui nous manquaient pour être tout à fait comme un père et sa fille. J’ai chanté une chanson que ma mère nous chantait autrefois, une berceuse, douce comme le miel, chaude comme le corps d’un petit qu’on endort. Baptiste s’est mis à fredonner avec moi. Il avait oublié les paroles, mais il connaissait la mélodie. Il avait la voix légère, un peu haute, étonnante venant d’un homme de cette taille. Sans être d’une taille démesurée, il était grand, bien plus grand que Yahto.
Amarok et Yahto nous attendaient dans la clairière. Les hommes entre eux trouvent plus naturellement le bon geste, ils se donnèrent une accolade et Baptiste étreignit brièvement son fils avant de saluer cérémonieusement Amarok, qui lui rendit son salut solennel, une lueur malicieuse au coin de l’œil. Nous sommes redescendus tous ensemble au parking de l’auberge et Baptiste nous a fait embarquer dans sa vieille guimbarde qui nous faisait chavirer à chaque cahot. Personne ne parlait, mais le silence n’était pas pesant, nos cœurs étaient aussi légers que l’air.
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Guersande et Florine nous attendaient dans la cour de la ferme, attablées paisiblement sous une pergola fleurie. Nous nous sommes embrassés sans embarras, comme si nous nous étions quittés la veille. Amarok a remis aux deux femmes et à Baptiste un petit cœur d’obsidienne passé sur un simple lacet de cuir en mémoire de Kishi. L’épouse de Baptiste nous a offert un verre de citronnade maison.
— Kishi ne prenait jamais d’alcool, a dit Baptiste. Guersande a pensé…
— Guersande a bien pensé, a dit Yahto en levant son verre.
Nous avons bu, nous avons mangé, et Baptiste nous a entraînés, Yahto et moi, pour visiter la ferme et parler de Kishi. À la boutique, il y a une petite boutique dans la cour de la ferme, où on peut acheter de la laine et des accessoires tricotés, nous avons retrouvé Florine. Elle m’a retenue, pendant que Yahto s’éloignait avec son père, pour m’expliquer l’art de travailler les fils. Elle m’a fait soupeser la légèreté et la douceur des ouvrages qu’elle réalise avec sa mère. Je les ai imaginés, le soir, à la veillée, quand l’hiver fait tomber tôt la nuit, je les ai imaginés, filant et tricotant, comme dans les histoires qu’on nous racontait à l’école, devant un feu de cheminée, Baptiste sculptant un morceau de bois avec son couteau.
— Je vais t’apprendre, a dit Florine, comme si elle lisait dans mes pensées. Choisis une pelote.
J’ai pris un fil léger, doux et vert, Florine a pris le même fil dans un ton vieux rose, détaché un crochet en bois de bouleau d’un présentoir, attrapé le sien sous le comptoir. Nous avons rejoint Guersande et Amarok, bavardant à bâtons rompus et riant, et nous nous sommes installées un peu plus loin, l’une près de l’autre, dans un petit canapé en rotin. Quand Yahto et Baptiste sont revenus, se tenant par l’épaule, il m’a semblé que le pas de Yahto était plus ferme, que son regard était moins flou, que le bleu en était plus pur.
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Nous sommes rentrés à pied à l’auberge, la nuit commençait à tomber, la lune en croissant dessinait un sourire dans la nuit.
1 Commentaire de Akaiaki -
Lire ça au réveil donne le sourire pour la journée, assurément :-)
Merci Nokomis la conteuse !
2 Commentaire de Pétronille -
C’est très touchant ces retrouvailles. Il me semble chaque fois, que le bleu des yeux de Yahto traverse l’écran.
3 Commentaire de Pep -
@AkaïAki > Tout à fait ça : une conteuse.
J’hésite souvent à commenter les billets de Nokomis pour limiter le bruit. :-)
4 Commentaire de Sacrip'Anne -
Jolie délicatesse :)