Le temps est passé vite depuis vendredi. J’ai repris mon rituel, y ai incorporé un peu plus d’entraînement. C’est ma grimpe au crêt de la Neige qui m’y a incité.
Ce fut un très beau moment. Une fois mon plan établi, rien ne pouvait me détourner de ce projet. J’ai déjeuné tôt, équilibré mais avec une quantité suffisante de glucides lents. Une réserve pour l’effort que j’allais devoir faire.
J’ai mis mon okedo dans mon Highlander et fait une trentaine de kilomètres pour arriver au début du parcours à pied. Installé mon okedo sur mon dos à la japonaise, en appui sur le trépied plié ne fut pas simple, seule. C’est qu’il fait presque un tiers de ma taille ! Pour le protéger en cas de chute et contre les variations hydrométriques, je l’avais soigneusement emballé dans le plaid de la voiture. Et je me suis lancée.
Il y eut des passages difficiles, surtout avec ma charge. Il y eut des vrais moments de pur plaisir aussi. Huit kilomètres à grimper. Huit kilomètres à ne plus penser à rien d’autre que les images vues sur mon smartphone en préparant. A penser à cet homme qui a porté sa mère sur son dos durant des centaines de kilomètres, jusqu’à un temple niché au cœur des Alpes nippones à l’ère Edo. Je visais petit, tout petit, avec mes 8kg.
Et puis l’arrivée. Cette vue, ces vues ! A couper le souffle ! Oubliés les quelques glissades, le souffle court, le pas ralenti. Oubliées toutes ces choses qui tournaient dans ma tête ces derniers temps. La joie. La joie à l’état pure. Alors, malgré le monde (je ne pensais pas que cela serait aussi fréquenté comme endroit vu les difficultés), j’ai choisi un endroit dégagé, face à l’Est. Et j’ai joué. Joué pour moi, pour honorer Amateratsu Omikami. Pour ce pays qui est si vivant en moi, si important dans ma vie. C’est drôle d’avoir découvert à quel point j’en suis imprégnée ici, dans le Jura.
Et puis son mail. Et puis ma réponse, finalement.
Ton nouveau mail est arrivé juste au moment où je finissais celui-ci. Je ne l’ai pas encore lu…
Gaston,
Voilà. La réponse à ton mail. Tu me dis tellement de choses. Il m’a fallu un peu de temps pour réfléchir à tout ce que je pourrais te dire. T’écrire plutôt. C’est chose plus facile. Enfin, je le pensais. (…)
Comment commencer ? Mon âge ? On en sera débarrassé. Je n’ai jamais compris cette question d’âge mais il faut bien commencer par quelque chose.
Alors je n’ai pas encore 24 ans. Je suis née le jour de la mise en circulation de mon char. Si si, c’est vrai. C’est par ce biais que… ceci est une autre histoire. Plus tard (attends-toi à le lire souvent ça).
24 ans donc. Et alors ?! Ben alors rien. C’est juste un nombre, qui change tous les ans en plus. C’est juste une petite case pour enfermer. Pourquoi je t’en parle alors ? C’est l’expérience qui…
Maintenant que c’est fait, tu peux l’oublier s’il te plaît ?
(…)
Dans mon mail j’ai fait référence à mon tatouage. Mon Irezumi.
Comme tout Irezumi, il est symbolique. A plus d’un titre. Il a eu une longue gestation. Ma démarche fut précédée d’une longue réflexion. Une fois ma décision prise par contre, j’ai tendance à mettre le turbo. Je ne devrais pas dire ça, tu vas prendre peur. Je ne le mets pas quand d’autres sont concernés. Ce fut le cas ici. Une fois ma démarche lancée, je me suis adaptée au rythme lent, plus que nécessaire, je l’ai bien compris.
Le Maître a eu besoin de beaucoup de temps de réflexion. Nous avons beaucoup échangé son assistant et moi, par mail. Puis les visites ont commencé. Choix du dessin, non de la combinaison de dessins. Choix des couleurs. Choix de la symbolique. Emplacement des éléments. Apprentissage de la peau. Adaptation à son grain. Le Maître ne laisse rien au hasard. Ce que je porte doit parler de moi. Doit être moi. Mais surtout doit m’apporter une certaine dimension philosophique, dirions-nous. C’est un autre concept, beaucoup plus flou. Trop flou pour notre compréhension d’occidentaux. J’ai appris.
Ce n’est qu’à la neuvième visite que j’ai senti l’aiguille sur ma peau. Enfin ! Ode à la joie ! Merci Ludwig d’avoir accompagné ma première séance. C’est là que j’ai aussi compris le rôle essentiel de l’assistant.
Ah oui, je ne t’ai pas précisé, le traditionnel s’applique aussi à l’aspect technique.
Lorsque le Maître m’a dit à la fin de notre première rencontre que j’allais apprendre bien plus sur moi que je le pensais, il ne croyait pas si bien dire. J’ai été loin en moi parfois pour supporter. Douleur oui, sur certaines zones. C’est plus la répétition qui donne cette impression d’être assailli par un essaim d’abeilles, non, de guêpes. Et le son lancinant du geste. De l’aiguille sur la peau. Il existe un mot pour ça : Shakki. Rien qu’à le dire à voix haute, tandis que mes doigts dansent sur le clavier, j’entends ce son. J’en sens la piqure sur mon corps. Je comprends ceux qui parle de plaisir dans la douleur, tout comme ceux qui transfèrent leur douleur psychique sur celle du corps. Oui j’ai appris bien plus qu’imaginé.
C’est long une séance avec le Maître. La plus longue, près de 36 heures, fut la première, celle des contours. C’est un ensemble de sessions entrecoupées de pauses pour manger et boire, beaucoup. Heureusement j’avais été à bonne école. Quelques repos épisodiques du Maître. Il garda pourtant le geste sûr et vif jusqu’au bout. L’assistant lui, craqua le premier et s’endormit la tête contre la mienne.
C’est une expérience étrange. Durant 31 séances, nous étions tous les trois dans une pièce, seuls. Seule face à ces deux hommes qui n’avaient pour horizon que mon dos dénudé jusqu’aux fesses. Soutenue par l’un deux à travers ses anecdotes, ses contes, ses lectures, tandis que l’autre enfonçait ses aiguilles avec rapidité et précision, régulièrement.
Etrange de savoir ce qu’allait être graver sur ma peau. Au-delà de la première symbolique de ce samurai, cet étendard au loup gris et ces chrysanthèmes. A chaque coup, le Maître inscrivait l’honneur, la bienveillance et la perfection dans ma chair. Ces qualités que je dois m’employer à respecter tout au long de ma vie, désormais. Jusqu’à ce dernier jour. La séance la plus courte, une douzaine d’heures. Puis le dernier message du Maître, une toute petite louve blanche, cachée dans les fleurs. Okami… l’Omikami d’Amateratsu. Je porte l’esprit nippon désormais. Puis il signa son œuvre. Ce fut la dernière fois que je vis le Maître.
Quant au pourquoi de cet Irezumi, tu devras attendre. Il ne peut se dire que dans un murmure, bouche contre oreille. Quand la voix porte les mots, leur donne un rythme, une émotion. Quand le silence permet au corps de s’exprimer, expliquant ce que les mots ne savent dire. (…)
Et cette nuit-là… Je ne m’y attendais pas.
Gaston,
Il est tard. J’ai enfilé un gros pull (merci Hortense une de mes sœurs, plus tard). Assise sur le balcon, dos contre le mur encore chaud du soleil de la journée, je regarde le ciel. La lune est si infime, les étoiles si éclatantes ici. Je relis tes mots. Encore et encore. C’est l’heure où tout prend une autre couleur. Où les émotions sont exacerbées. Où les souvenirs se font plus vivants.
C’est là que je sens tes mains encerclant ma taille, ton bras me coller à toi, ta main caresser ma joue. J’ai tant envie de sentir ton corps contre le mien. Sentir cette force animale qui en émane. Cette douceur quand tu es lové contre mon dos. Ta main sur ma hanche. Ton souffle sur ma nuque. Et cette douleur qui me vrille le ventre, si intense. Là, sur mon balcon, j’en gémirais presque. J’en tremble de ce désir si intense. Balayée la raison. Seul le désir contrôle mes pensées. Je te déteste de me faire ressentir cela. Je voudrais la contraction du temps, que passé et futur se rejoignent effaçant ce présent insupportable. Je n’arrive à penser à rien d’autre que ces moments au creux de tes bras. Rien d’autre que cette sensation de plénitude que tu m’as offerte. L’odeur de ta peau tandis que je te goûtais remplace brusquement celle de la nuit. Et la douleur s’intensifie, devient lancinante. C’est si intense que je ne peux bouger. Je n’ai jamais rien connu de tel. Que m’as-tu fait ?
Je me déteste de t’écrire ces mots. L’impression de quémander. Tu as ouvert une porte et elle ne veut pas se refermer.
Inspirer lentement. Expirer brusquement. Trois fois de suite. Calmer les battements de mon cœur. Ceux de mon ventre. Me concentrer sur ma respiration, mon corps. Non pas mon corps. Il n’en fait qu’à sa tête. Et cette nuit il n’a que toi en tête.
Alors je vais me concentrer et te parler. Te parler d’Hugo.
Hugo et sa famille. Le clan. Tu peux appeler ça de la propension. Moi je dirais une manière de vivre. Dans cet univers régit par la position sociale, le niveau financier, le réseau, les mariages. Ce n’est qu’un enchaînement de cocktails, de vernissages, de premières, de dîners. Tout est figé par le vernis. Celui des conventions, de cette société-là. (…)
J’en ai souffert, je ne peux le nier. J’en souffre encore parfois. Plus souvent depuis que je suis ici. L’air du Jura a parfois un effet… j’allais dire pervers. Venue réfléchir à mon avenir après l’armée, j’ai pris un chemin tourné vers le passé. Il est temps que je ferme ce livre, que mes blessures guérissent… plus tard je te dirais.
L’armée… comme une porte de sortie ? Oh non ! Un choix mûrement réfléchi durant ma terminale. Même si j’y suis venue avec mes idéaux, et que j’ai rapidement été confrontée à la réalité, je n’ai jamais regretté ce choix. J’ai découvert un univers où je me suis épanouie. Pour te dire la vérité, je ne comprends pas, plus, aujourd’hui, pourquoi je l’ai quittée.
C’est une seconde nature, oui sans doute. Durant six années, j’ai respiré, mangé, dormi, dans un univers codifié, avec ses ordres, sa discipline, certes mais tellement plus. J’ai intégré une famille. J’ai appris à faire confiance à l’autre. Tellement nécessaire sur le terrain. (…)
Gi Jane (oui j’étais née ! :-P)…
J’aurais tellement à dire, à raconter sur ces six années. Les cuites mémorables, les manœuvres, les engueulades, les bagarres, les rires… (…)
Reste le Japon… l’Allemagne, la musique, les voitures (d’ailleurs, je ne suis pas de la même team allemande ;-)), la littérature etc. De quoi encore t’en écrire quelques lignes.
Quand tu parles de ta famille, le petit topo que tu en as écrit, je me suis dit que tu avais bien de la chance. Je sens ce que portent tes mots. Quelle chance vous avez. (…)
Merci de tes mots. Merci de t’être un peu raconté. Merci des perches tendues pour que je me raconte. (…)
Je n’ai pas envie de finir ce mail. Pas envie de te quitter. J’ai peur que cela t’effraie, te rebute… Je sais faire la part entre mes envies et la réalité raisonnable.
Bonne et douce nuit. Bonjour (puisqu’il sera le matin lorsque tu liras mes déambulations mentales nocturnes)
Hugo
PS : Si tu tiens vraiment à goûter mon 36 quelque part… vise le 16 ans ! Et cours vite surtout ;-)
PS2 : Ça fait 10mn que j’hésite à cliquer sur “envoyer”… Dis-moi que tu ne penseras pas que c’est trop… (Oh putain ! Achevez-moi tout de suite ! J’ai honte !)
Bizarrement, après j’ai bien dormi.
Le dimanche s’est trainé en longueur. Jusqu’aux deux mails que j’ai reçu à quelques secondes intervalle. Un nouveau de Gaston qui m’a mise en joie avant même sa lecture. Et celui, surprenant, du Capitaine B., mon capitaine. Il m’a pas mal secoué ce mail.
Je sens que je vais être un brin “karmistique” mardi. Je n’arrive pas à me décider, tenue ordinaire ou de représentation ?
1 Commentaire de Avril -
J’aime beaucoup cette phrase. Il en est ainsi de tout ce qu’on juge important.
2 Commentaire de Natou auteur -
Elle est très mure pour 24 ans Hugo ! Impressionnante même et tellement l’opposée de Natou en ce sens. Elle a raison donc, l’age n’est qu’un chiffre ;-).
Moi je me dis que si Gaston prend peur après ce mail, c’est qu’il n’est pas fait pour Hugo et qu’elle n’aura donc rien à regretter ;-)