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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Temps d'apprendre


Grasse matinée inattendue. Et bienvenue, aussi, autant le dire. Non seulement Einar nous a longuement fait trotter toute la journée d’hier, mais marcher aussi lentement me flingue systématiquement le dos. Quadragénaire mais pas grabataire, que je disais ? J’en connais une qui se serait bien moquée de moi en me voyant m’effondrer sur le lit en rentrant tard hier soir, tiens. Sans doute une faiblesse du côté des abdos. Faudrait peut-être que j’agisse, que je fasse quelque chose de ce côté-là. Ne serait-ce que pour ne plus complexer devant les siens. Et… Si je commence déjà à penser à son ventre, je suis bon pour une nouvelle douche froide, moi. Je dois déjà à Hugo une plongée très tardive dans le sommeil. Elle n’a pas seulement lu mes messages mais a pris le temps d’y répondre, sans se cacher, sans se dérober. Je n’attendais rien, en particulier. Je n’espérais pas tant, au départ. Lorsque j’ai trouvé ses deux réponses, je me suis senti d’abord un peu comme un gamin devant une belle surprise. Au fil de la lecture, ce n’était plus un plaisir et un désir d’enfant qui subsistaient. Loin de là. Et je me surprends à sourire avec gourmandise dès que je pense « Loin » et Hugo, dans un même flot. Oui, Hugo, moi aussi j’en veux encore. Et elles ont dévoré le début de ma nuit, ces idées, ces envies. Elles l’ont ensuite emplie de rêves troubles et mouvementés, pas désagréables pour autant, au contraire. Simplement une nuit un peu moins paisible que les précédentes depuis que je suis ici.

J’ai donc un élément de réponse : le dépaysement.
À vérifier.


En voyant l’heure sur l’écran plat de la chambre, je me dis que j’ai encore du temps devant moi. Nous avons convenu avec les Gunnarsson de ne nous retrouver qu’en milieu d’après-midi. Pour une balade à trois, tranquille, en plein hygge, comme a insisté Inge avec ses consignes très claires : ne pas parler affaires, ne pas nous chamailler. Comprendre : pour Gaston, s’abstenir de provoquer Einar ; pour Einar, éviter de sermonner Gaston vertement ; pour Einar et Gaston, se souvenir que Inge est là. Au moins, autant pour Einar que pour moi, il n’y a eu aucun souci de réception du message communiqué de la sorte au moment du digestif, hier soir. Surtout à en croire nos sourires gênés et le petit instant de silence les accompagnant, à destination de cette grande brindille presque sans âge, toujours douce et joviale. Et parfois un peu dans la Lune et ses pensées. Inge m’a beaucoup fait penser à Léo, sur le moment. Pas vraiment le même physique, certes. À part peut-être ces cheveux blonds qui bouclent et ondulent naturellement, aux mèches souvent farceuses. Désormais cendrés pour Inge. Mais cette même capacité innée, subtile, précieuse, à canaliser les caractères un peu trop fluctuants ou tempétueux de leurs proches. Je me surprends à me souvenir de la différence d’âge entre Inge et Einar, en me disant que Inge, bien plus jeune, est également bien plus sage que ce vieux bouc de viking ne le sera jamais. Ce qui n’est pas peu dire, de mon point de vue. Ce qui me renvoie à cette remarque au sujet de l’âge que Hugo a glissée dans sa première réponse :

C’est juste un nombre, qui change tous les ans en plus. C’est juste une petite case pour enfermer.


Si je m’en tiens aux horaires habituels de notre rituel dominical jurassien, les filles n’ont pas dû encore débarrasser la table du petit-déjeuner en terrasse. Enfin. S’il a fait beau, là-bas. J’hésite un moment. Mais qu’un court instant. N’abusons pas. J’avais prévu d’être de retour vendredi soir, initialement. Là, ça déborde tout de même un peu trop pour maintenir un silence radio total.

— Allo ?
— Coucou, Sweetie.
— …
— Allo ? Charlie ?
— …
— Allo ? C’est moi, Ga
— Je t’ai bien reconnu, va, grosse merde. Non parce que faut pas te raconter d’histoires, hein ! C’est bien tout ce que tu es : une grosse merde. UNE.PUTAIN.DE.GROSSE.MERDE.
— …
— T’es où, alors, Grosse Merde ?
— Copenhague.
— Copenhague ? C’est bien ! Au moins tu n’as toujours pas changé de continent…
— …
— Pourquoi tu me fais ça ? Tu sais très bien que je déteste quand tu me fais ça ? Ça va, au moins ?
— Ça va, oui. Je suis désolé. J’ai mal géré le truc. Je n’avais pas prévu de m’attarder de la sorte. Et tu as raison : je ne suis qu’une grosse merde.
— Je n’avais pas besoin de confirmation quant à ce dernier point. Merci.
— …
— Tu rentres quand ?
— Sans doute mardi.
Sans doute ? Comment ça, sans doute ?
Mardi. Je rentre mardi. C’est bon ? Tu vas te calmer un peu ? Je ne sais simplement pas encore à quelle heure. Il faut que je consulte les vols.
— Ouais. Yaka faire ça…
— …
— …
— Léo, ça va ?
— Bien sûr. Léo va toujours. Même lorsqu’elle doit faire ton boulot pendant ses congés…
— …
— Elle trouve même le moyen de t’embrasser. Finalement, sa santé mentale commence à m’inquiéter un peu.
— Embrasse-la très fort en retour. De ma part.
— Mouais.
— …
— Dis…
— Oui ?
— Sache que je ne te pleurerai pas si ton avion s’écrase.
— Je sais. Mais je t’aime quand même.
— Je sais. Mais j’aime juste pas ta façon de ne pas savoir le montrer.
— …


Hugo,

À mon tour de me limiter (pour l’instant) à un simple accusé de réception. J’ai bien reçu tes deux belles et longues réponses à mes messages. J’ai reçu plus que je n’espérais. Tes mots m’ont touché. Véritablement touché, dans tous les sens qu’on peut imaginer. J’aime savoir que tu me détestes à ce point, à ce sujet plus particulièrement. Cruel peut-être, je m’en régale et compte bien entretenir ces sentiments troubles. Hortense pourra bien tenter de mettre autant de couches qu’elle le souhaite entre mes mains et ta peau, je les enlèverai. Toutes. Une à une. Quitte à en déchirer certaines s’il le faut. Ainsi, c’est un « irezumi ». J’apprends. J’aime ça. Ton dos. Et apprendre. Surtout apprendre ton dos. Ton corps et ton histoire. Quant à ton ventre, tu m’as donné une raison d’abandonner cette plume (que tu tiens tant à me prêter et qui pourtant m’échappe) au profit d’un pinceau. Peut-être est-il temps pour moi de m’initier sérieusement au shodō. Trouver le geste et les mots justes pour encrer mon désir sur ton ventre. Ne ferme aucune porte. Celle dont tu parles n’est encore qu’entrebâillée, je t’assure. Je rentre bientôt. Murmures et souffles courts raconteront le reste de nos histoires.

Je t’embrasse.
G.


PS :
Vol de retour réservé. SAS direct CPH-GVA. ETA : 25/08 - 13:30 CEST
Je suis parti en taxi. Je rentrerai selon le karma. :-)

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