Je suis rentrée au petit jour et j’ai dormi d’un sommeil sans rêve jusqu’à l’heure où le soleil ne fait plus d’ombre. Cette drôle de petite bonne femme décidée est venue me surprendre alors que je déjeunais d’un plateau de fromage au patio. Elle s’est invitée à ma table, sans façon, avant que j’ai pu chausser mes lunettes. Elle m’a donné son regard, je ne l’ai pas cherché Amarok. Pensée en labyrinthe, tout en méandres, mental de marbre. Dessous le flot des émotions, une eau sombre, agitée, souterraine, cherche son chemin vers la lumière. J’ai vite masqué mes yeux. Je ne dois pas voir ses secrets, elle n’a pas besoin d’aide. Pourquoi Nanabush l’a-t-il mise sur ma route ? Que veut-elle ? Elle est partie comme elle était venue, et j’étais bien trop préoccupée par le marché de ce soir pour m’interroger plus longtemps.
Je suis allée préparer mon vélo, je ne l’ai plus utilisé depuis que je suis arrivée. J’avais du temps devant moi, j’en ai profité pour faire une longue promenade de reconnaissance dans les environs avant de descendre à Pollox.
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Il y avait foule, je m’y suis fondue, j’ai déambulé avec les touristes, humant un parfum, essayant un bijou, feuilletant de vieux bouquins. J’en ai trouvé un, très joli, de vieilles légendes de notre peuple. Comment est-il arrivé là ?
J’ai fini par apercevoir le stand de la ferme des chèvres dont m’a parlé madame Grolleix. J’ai observé, de loin. Une jeune femme qui ressemblait beaucoup à Yahto présentait de jolis châles à une promeneuse frileuse. Le même regard un peu lointain, le même bleu, exactement. Je me suis approchée. Le jeune homme du hamac a surgi près de moi, sorti je ne sais d’où, m’a dit quelques mots auxquels je n’ai pas prêté attention. J’ai senti qu’il allait faire encore de mauvais rêves malgré la surveillance de Naya. Elle m’avertira s’il faut. Je l’ai laissé s’éloigner avant de m’approcher du stand. Des étoles, des ponchos, des bonnets, des écharpes pour l’hiver, de grosses chaussettes pour les randonneurs, et aussi quelques écheveaux de laine présentés sur un portant.
— Nous faisons tout à la ferme, mademoiselle. Nous élevons les chèvres, nous filons la laine, c’est moi qui la teins, avec des pigments naturels.
Elle se tenait en face de moi, les yeux dans les miens. Heureusement je portais mes verres sombres.
J’ai caressé la laine.
— Je ne sais pas tricoter.
— Nous avons aussi de très jolis modèles que nous confectionnons à la main, ma mère et moi.
J’ai détourné le regard, je ne savais pas comment entamer la conversation. Un homme s’est approché.
— Ta mère a besoin de toi, elle cherche de la monnaie, a-t-il dit à la jeune fille.
Il était grand, mince, vigoureux, le cheveu noir comme une nuit sans lune et le regard lumineux comme celui de Yahto. Exactement le même bleu.
— Comment va Amarok ? m’a-t-il demandé sitôt qu’elle fut éloignée.
C’était lui. J’ai retiré mes lunettes pour m’en assurer. Nous nous sommes regardés, les yeux dans les yeux. C’était lui.
— Que savez-vous d’Amarok ?
— Pas grand-chose. Je l’ai souvent vue de loin, autrefois. Mais j’ai bien connu sa fille, Kishi. Elles ont disparu, toutes les deux, sans laisser d’adresse.
— Kishi est ma mère. J’ai hérité de ses yeux, mais j’ai votre prestance. Il faudra rencontrer mon frère. C’est lui qui a reçu votre regard. Vous me trouverez à l’auberge des blogueurs. Demandez Nokomis Desfontaine. Je crois que le moment est mal choisi pour parler maintenant.
Je l’ai planté là, interloqué, je me suis éloignée et j’ai flâné un moment avant de retourner à l’auberge.
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J’ai rangé mon vélo dans le local. Je suis montée dans ma chambre prendre mon arc et mon carquois. La nuit était encore sombre. Naya a éclairé mon chemin de son regard vert. La grotte était fermée. J’ai bandé mon arc et la pointe d’argent de ma flèche a fait jouer le ressort secret.
Amarok a dit : « Je sais, tu nous l’amèneras dès demain. »
Yahto a ajouté : « Dépêchez-vous de rentrer, Naya ne doit pas quitter le jeune homme qui rêve. »
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Il est venu dès le lendemain. Pour une fois je m’étais couchée tôt et je prenais un petit déjeuner dans le patio quand il s’est présenté.
— Vous prendrez quelque chose ? ai-je proposé.
— Non, merci. Je n’ai pas beaucoup de temps.
— Amarok veut vous voir. Revenez ce soir, quand le croissant de lune se cachera derrière la montagne. Je vous attendrai au bord du lac et je vous guiderai jusqu’à elle.
— Impossible. Ce soir nous serons au marché de Village Haut.
— Demain donc. Amarok n’attendra pas davantage.
Il se troubla, hésita.
— Demain soir. Je tâcherai d’être là.
— Vous y serez. À demain.
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Hier il était là. Je l’ai conduit à la grotte. Il nous a raconté le secret de Kishi.
1 Commentaire de Esteban -
L’art du suspens.
2 Commentaire de Margaux Hoareau (auteurice) -
Ohlalalalala ce suspens !
3 Commentaire de Kozlika -
À chaque texte, un mystère est dévoilé et un autre mystère apparaît, brrrr :)
4 Commentaire de Sacrip'Anne -
Le secret !!!