Loriot. Baptiste Loriot, il s’appelle, mon père. Il est venu.
« Je la connais bien cette clairière, a-t-il déclaré en arrivant, avant de saluer Amarok et Yahto qui nous attendaient.
Il ne connaissait pas la grotte. Il est entré. La grotte était sombre comme une rue mal famée, ça donnait une drôle de gueule à l’atmosphère. Yahto a fait du feu, autant pour la lumière que pour la chaleur. Nos ombres se sont mises à danser sur les parois couleur coucher de soleil, la fumée s’échappait par une cheminée naturelle qui se perdait dans la roche, on s’est assis en tailleur, tous les quatre, Amarok, Yahto, Baptiste et moi. Les rochers s’étaient refermés sur notre attente. C’était l’heure pile et face à notre avenir, on regardait les flammes monter. Et puis Amarok, Yahto et moi, on a tous regardé Baptiste et Baptiste nous a regardés.
— C’est moi qui commence, alors ? il a dit. Et il a commencé.
✻ ✻ ✻
C’était l’été d’avant les grandes tempêtes. Il a fait beau, cet été-là. Vous vous souvenez Amarok ? La forêt sentait la résine, le chat-huant ululait à la brune et j’avais vu les yeux dorés d’une petite chouette perchée sur un poteau de clôture. Il était tard. Kishi rentrait avec les chèvres, elle descendait pieds nus le sentier, légère comme une brise d’été, on aurait dit qu’elle dansait. Elle était belle. Le père a gueulé que c’était pas une heure pour la traite et qu’il faudrait qu’elle se rabiboche avec les pendules, que les bêtes ça se respecte.
— Ces rastaquouères, tous des feignasses, à traîner au lieu de travailler.
Il disait rastaquouère, comme le capitaine Haddock, et j’ai compris qu’il râlait un peu pour la forme et un peu pour rire, mais Kishi pouvait pas deviner. C’était son premier jour à la ferme. Elle s’était trompée de sentier en ramenant les bêtes. Je l’ai vue serrer les dents, le visage fermé, mais elle a aidé à la traite comme elle avait promis. Après, j’ai chapardé un fromage sur une clayette et je lui ai donné. Je l’ai raccompagnée à l’auberge, pour pas qu’elle se perde encore. Le lendemain matin, je lui ai remontré le chemin pour qu’elle soit plus en retard, cette fois.
C’est devenu une habitude. Tous les soirs je la raccompagnais. Elle était belle, je me souviens pas si je vous l’ai dit. Elle avait une robe toute simple, couleur du temps, de tout et de rien, qu’avait dû souvent être lavée, nouée d’une ceinture du même tissu à la taille.
Elle était belle, et j’osais pas lui dire. Sur le chemin, de temps en temps, on se souriait, sans rien dire. Un jour on s’est donné la main. Sous le couvert des grands arbres qui murmuraient dans le vent d’été, on a fini par s’embrasser. On n’avait pas envie de se quitter, on faisait des détours pour retarder le moment de se séparer. On est tombés sur la clairière un soir qu’on avait pas envie de rentrer. La lune était pleine. On s’est assis, et puis on s’est couchés. On a entendu la chouette, et Kishi a dit : « Ce sera une fille. » Et moi j’ai dit : « J’aimerais bien un gars, aussi. » Et on a ri.
Le père avait fini par bien l’aimer, elle travaillait dur, elle connaissait chaque chèvre par son petit nom, jamais elle en a perdu une, jamais elle nous a obligés à battre la montagne, la nuit, pour retrouver une égarée. Les chèvres elles l’aimaient bien aussi, elles la suivaient.
Mais les étés ne durent que le temps des grandes vacances, il fallait qu’elle rentre à Paris. Quand j’ai dit au père que voulais la garder près de moi, la marier, il s’est mis à moins l’aimer. Il avait l’esprit large mais quand même, une fille qu’était pas du pays, qu’avait pas de bien, une fille sans rien. Une rastaquouère. Et là il parlait plus pour rire. J’ai dit à Kishi que le vieux con, je l’emmerdais, qu’elle parte devant, que je la rejoindrais, et on a fait comme on a dit. Elle est partie et je suis resté.
J’ai aidé le père pour les foins. Puis la mère a été malade, ça m’a retardé. L’hiver est arrivé, décembre, je pouvais pas leur faire le coup du fils prodigue juste avant la Noël. Je suis resté encore un peu et on l’a fêtée, la Noël, et je me voyais déjà auprès de ma belle. Seulement, le lendemain, il y a eu la grande tempête. J’entends encore le vent rugir, le toit craquer, je vois encore les sapins s’abattre, les uns sur les autres, comme des allumettes. Je me revois au matin, abasourdi devant l’étendue des dégâts, ça faisait un sacré mikado à démêler. Il a fallu relever la ferme. Il a fallu longtemps.
Quand je suis enfin arrivé à Paris, quand j’ai sonné à l’adresse que Kishi m’avait donnée, le printemps était revenu. C’est toi qui m’as répondu, Amarok. Tu m’as juste dit : « Elle habite plus ici. » Et t’as claqué la porte. J’ai regardé mes pieds, j’ai serré mes poings, et j’ai cogné, cogné. Des voisins ont gueulé qu’ils allaient appeler la police. Je me suis assis dans l’escalier et j’ai passé la nuit. Au petit matin, les gens sont sortis des appartements pour aller travailler, et tu es sortie aussi, Amarok. Tu m’as dit : « Tu perds ton temps. Elle veut plus te voir. » Si j’avais su. Mais je savais pas et je suis reparti, la tête rentrée dans les épaules, en regardant mes pieds.
Et voilà qu’aujourd’hui, c’est celle-ci qui vient me chercher. J’aurais jamais cru que tu étais ma fille, mais comment t’aurais pu savoir, pour la clairière ? Celui-là, il a mes yeux, je peux pas le renier. Pas besoin de faire des analyses, c’est mon portrait tout craché. Pourquoi vous m’avez rien dit ? Pourquoi vous venez me chercher maintenant ? C’est trop tard. J’ai une femme. J’ai une fille. J’ai une vie.
✻ ✻ ✻
Il a ouvert les bras, on est venus à lui, tous les deux, Yahto et moi, et il nous a serrés contre lui. J’ai vu Amarok écraser furtivement une larme. On est restés là, un moment, sans bouger. Sans prononcer un mot.
Après un temps interminable, Amarok a dit : « C’est ma faute. »
Baptiste a répondu comme ça : « Ah bon, c’est toi qui as soufflé la tempête ? » Il a soupiré et il a ajouté :
— Laissez-moi un peu de temps. J’ai parlé de Kishi à ma femme, mais ma fille ne sait rien. Ça va lui faire bizarre de se retrouver avec un frère et une sœur. Venez manger à la ferme, mardi, on n’a pas de marché.
Il s’est levé. Il est parti.
1 Commentaire de Pep -
Pfiou. Voilà une semaine qui commence fort. :-)
Merci pour ce texte, Nokomis.
<3 sur toi.
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Jolies (re)trouvailles.
3 Commentaire de AkaïAki -
C’est beau et dur comme la vie. C’est…
Merci Nokomis ! :-*
4 Commentaire de Natou auteur -
Les contes recèlent toujours leur part de malheur. Joli texte encore une fois.
5 Commentaire de Esteban -
Ces vies qui partent de travers sur un malentendu…
Tous mes vœux pour le futur.
6 Commentaire de Nokomis Desfontaine -
@ Esteban : Du soleil dans les yeux