Informations sur l’accessibilité du site

June East

Chambre 17

Deux hommes, deux ambiances

Rien de pire que de se réveiller un dimanche matin d’une humeur de mante religieuse. Une tête devait tomber. La mine misérable du pauvre amant qui se voit éconduit alors qu’il vient quémander un baiser aurait presque pu me culpabiliser. Tout cela à cause d’une nuit en pointillés où j’ai été incommodée par les pleurs cris hurlements d’un bébé. La journée allait être interminable. Je plaignais par avance Éric sur lequel je m’apprêtais à passer mes nerfs. Il était là à me tourner autour pendant que j’étais encore occupée à me décider sur mon choix de fringues. Le truc agaçant par excellence. Je me suis bien gardée de le retenir quand il a proposé de partir en éclaireur au barbecue de Jojoff. Seule et tranquille, je me suis finalement arrêtée sur un jean en toile légère, un caraco de soie rose et un pashmina pour couvrir mes épaules dénudées si le soleil venait à s’éclipser.


Alors que je descendais les escaliers cinq minutes plus tard, j’ai croisé le Grinch, le petit nerveux qui avait déjà piqué sa crise contre Natou, et qui avait remis ça vendredi contre Javot à propos d’un bouquin. Tout juste si au passage il ne m’avait pas littéralement traitée de conne qui ne connaissait pas ses classiques. Il a peut-être lu Molière, mais moi, je l’ai aussi joué. À la seconde où je me suis dit que j’allais me le faire, je n’arrivais plus à imaginer qu’il puisse en être autrement. Impossible de laisser passer cette occasion. Pas de témoin, le crime parfait. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, je le collai contre le mur. Il manqua de déraper et de s’écraser sur les marches. Je lui faisais maintenant face, tout comme l’Alien avait coincé Ripley.
— Vous êtes folle ? On ne plaque pas les gens ainsi.
— Et ? Vous allez appeler la police à l’aide et me faire arrêter pour plaquage ?
— Je… Heuu… Mais… Enfin !
— Bouhou… Alors, on manque de mots, Monsieur de la Caquetterie ? On n’a pas une citation d’auteur sous la main derrière laquelle se cacher ?
— Mademoiselle, cessez !
Je continuais à lui parler, le ton bas tel un souffle dans son cou. Plus il s’énervait, plus j’affichais calme et détermination. Il était maintenant pétrifié comme ceux qui ont osé défier La Méduse. Je poursuivis :
— Vous avez conscience du danger que vous courez à vous en prendre toujours au premier venu ? Vous pourriez tomber sur un détraqué qui vous le ferait payer très cher. Ou pire encore. Sur une détraquée ! Je pourrais très bien sortir un pic à glace de mon sac, et hop. Bye bye.
— Laissez-moi maintenant !
— À moins bien sûr que vous ne soyez masochiste et que tout cela vous excite terriblement, dis-je en glissant ma main droite de son épaule à son entrejambe.
— Mais, mais… Enfin ! Un peu de respect !
— Non. C’est mou ici aussi.
— Lâchez-moi !
— En fait, vous ne m’inspirez que la pitié. Je ne sais quelle est votre histoire, j’espère que vous avez une bonne excuse pour vous conduire de la sorte. Je crois que vous manquez cruellement d’amour, continuai-je à lui susurrer à l’oreille. Savez-vous que vous vous y prenez de la pire des façons pour y remédier. Un érudit comme vous devrait pourtant connaître ce qu’on dit des mouches et du vinaigre.
— Je me plaindrai à la direction !
— Ce sera votre parole contre la mienne. Au pire, je passerai pour une folle hystérique. La belle affaire. Mais surtout vous seriez une nouvelle fois la risée de tous. Vous avez tout intérêt à taire notre entrevue. Vous pouvez compter sur moi pour garder le silence.
Ma main sur son torse qui le maintenait contre le mur sentait son cœur battre à vive allure. C’était le moment de lui asséner le coup de grâce. « Regardez, c’est pourtant simple d’être aimable. Il suffirait de dire une chose agréable. Par exemple, que la clarté de vos yeux s’accorde divinement avec la brillance de votre intellect. Que vos rondeurs inspirent la bonhomie et la confiance, et qu’elles invitent à venir y trouver chaleur et réconfort… Et peut-être que, si la sympathie porte ses fruits, vous seriez gratifié d’un baiser en retour ». Ahuri, son regard ne savait plus quoi exprimer. Je profitai de cet instant d’hébétude pour saisir son menton et amener sa bouche à la mienne. Comme prévu, il se laissa faire. Je finis par le libérer de mon emprise. Il glissa contre le mur pour s’asseoir pendant que je m’essuyai les lèvres du majeur. J’avais bien fait d’éviter le gloss ce matin. « Faut apprendre à être plus plaisant avec autrui, Monsieur de la Caterie. Sinon, plus personne ne vous embrassera jamais… À part des détraquées, bien sûr ! », dis-je en dévalant les quelques marches vers la sortie, le laissant seul à ses réflexions.

Éric me vit arriver de loin. Je répondis par un large sourire à son signe de la main.
— Tu es descendue avec ta bonne humeur, on dirait.
— Il suffit parfois d’un pas grand-chose pour la retrouver.

Rien de mieux que de régler ses comptes pour retrouver sourire et bonne humeur. Crucifier ce Cômard a été le meilleur cachet d’aspirine qui soit. Les têtes à claques devraient être subventionnées par la Sécurité Sociale.


Dans une autre vie, Jojoff a certainement été Renoir. Sa réinterprétation du Déjeuner des Canotiers n’avait rien à envier à l’original. Sa personnalité joviale et conviviale m’avait déjà séduite lors du tournoi de pétanque au début du mois. Il fait incontestablement partie de ces hommes qui créent les occasions susceptibles d’être génératrices des petits plaisirs pour son entourage tout en veillant au bien-être de tous. Il orchestrait pour qu’ici Vernon ait bien à boire, là pour qu’Henri ne risque pas de mourir de faim, ou encore que Natou puisse rayonner en patronne improvisée d’une guinguette et Adèle rire en nous voyant tenter de jouer au badminton. Une véritable agence de voyages all-inclusive à lui tout seul. En quelques mots comme en cent, il avait réussi à créer une ambiance si chaleureuse que même Javot s’était laissé aller à afficher un peu plus de romantisme en public qu’à son habitude, du regard furtif à ses bras autour de moi quand nous étions allongés sur les plaids. Tout cela n’était pas pour me déplaire, loin de là.

Je comprenais tellement pourquoi Julie était tombée sous son charme. Avec sa gueule de Tonton Flingueur, il avait dû en tourner des têtes. Et elle si délicate et forte à la fois. Que nous ayons longuement discuté de Simone Signoret ne m’étonnait pas. Beauté et convictions, Julie et Simone avaient tant en commun. J’imaginais Jojoff et sa femme plus jeunes, à l’époque que je supposais être celle de leur rencontre. Quel beau couple ils devaient former ! Quel beau couple ils formaient encore d’ailleurs.

Le clou de la journée aura tout de même été la danse de Jojoff et de Julie sur Ginette des Têtes Raides. Une cure de Jouvence pour eux et de joie pour toute l’assistance. Cœur sur eux pour des années et des décennies encore. À les voir, il me venait des envies de vieux couple et de tangos endiablés. Il faudra que je leur demande de nous donner des cours, car je ne sais lesquels de mes pieds ou de ceux d’Éric ont le plus morflé du poids de l’autre.

Cette bulle de félicité s’est égrenée lentement au rythme de nos rires jusqu’à la fin de l’après-midi de cette belle journée d’août.

Merci Jojoff Airlines pour ce voyage en Allégresse.

Haut de page