Jeudi 20 aout, chambre numéro 5. La nuit. Un carnet. Un crayon. Un homme qui écrit…”
”
- Arsène ?
- Qui es-tu ?
- Comme tu le vois, je suis un simple carnet…
- Et qu’attends tu de moi ?
- Que tu noircisses mes pages, de la façon qu’il te plaira…
- Suis-je fou ?
- Non puisque tu sais que ce n’est qu’un jeu de l’esprit né de l’oisiveté et que je n’existe pas vraiment.
- Que veux-tu savoir ?
- Pourquoi diable te retrouves tu dans cette… auberge ?
- Derrière les choses, il y en a d’autres. Le site internet de l’Auberge aussi m’avait fait cette impression. Et là, je me trouve au 21ème siècle à griffonner sur toi, un carnet en cellulose, un cadavre d’arbre dirait un végan si cela existait. Avouons-le tout de suite, et bien que je sois loin d’être mitterrandien, je reprends souvent sa phrase : « Je crois aux forces de l’Esprit ». J’ai mis une majuscule.
- Ha ! tu vois bien que tu aimes découvrir l’autre face… Mais tu ne réponds pas à ma question ?
- Le Jura n’est pas ma montagne préférée pourtant. J’ai toujours eu une aversion injuste pour cette région. Moi qui ai grandi entre les Bauges et le Vercors, je ressentais une réticence à monter vers le Nord. En tant qu’expert du tourisme et de son économie, j’ai dormi dans des lieux incroyables, de Carmel à Lugano, d’Osaka à Gand, des lodges, des châteaux, des palaces… Mais il faut croire que comme me le disait un jour un grand chef de Demeures & Châteaux, son palais ne supportait plus le raffinement de la cuisine gastronomique : Des œufs brouillés avec un filet de vinaigre et une poire pochée pouvaient maintenant faire son repas du soir.
- Renoncer aux palaces pour la simplicité d’une auberge ? Tel est ton destin Arsène ? Mais pour revenir aux forces de l’Esprit quel rapport ?
- Ces forces m’ont littéralement attirées à l’auberge. Ce n’est un secret pour personne, parmi mes proches, que ma femme et moi ne sommes plus d’accord que sur une seule chose, la rupture comme disait le grand Georges. On ne se le dit pas, on tient encore pour les enfants même s’il n’y a plus que ma fille qui finit son droit sur Lyon. C’est une sorte de couche mince qui tient encore mais parce qu’on ne la soumet pas à l’épreuve. Celestine Brisette née Du Guiers est l’incarnation de la bourgeoisie lyonnaise, elle exerce la profession de courtier et me les brise menues avec son cercle d’amis (je suis très poli dans la vie mais j’aime penser vulgaire), ses préoccupations matérialistes et ses mimiques à la Nadine de Rotschild et une superficialité. Les jeux de mots (laids) me plaisent beaucoup et donc je ris in petto en pensant que moi c’est les « forces de l’esprit » et elle les « farces de l’appris » . Mon boulot de consultant dans le tourisme chez TQT est devenu une semi-routine mais je le bénis car il me fait rester sur les routes, et me permet de circonvenir la Du Guiers et de rester en vacances seul et tranquille.
Tout ça pour dire que derrière ma présence officielle à l’auberge, il y a d’autres raisons. Ce projet d’extension de station d’hiver entre Morbier et les Rousses, ma mission financée par la Région, m’avaient donné une bonne raison de m’absenter du domicile familial. Pour être clair, ma présence sur place aurait pu se justifier un ou deux jours par semaine. Mais j’avais enjolivé mon implication, rendue crédible par le côté politique du dossier, du fait des oppositions par les écolos et par le fait que je suis associé minoritaire (je reviendrai la dessus car ce carnet à une propriété logorrhéique). Bref, j’aurais pu descendre dans un bon établissement à Lons ou près de Bourg, à hôtel du Bois Blanc. L’Auberge, elle, de par son isolement, me donnait l’excuse parfaite de passer les week-ends sur place.
- Ma blancheur et mon grammage semblent t’inspirer… mais te connaissant, je suppose que ces raisons si rationnelles ne sont que la partie émergée…
- Bien vu (tu en sais trop sur moi). Mais avant tout, le côté « naïf » du site internet de l’Auberge m’avait attiré. Pourtant, je suis défrayé pour des 4 étoiles. Mais la photo du site, le lac, les forêts, le menu du même, m’avaient emporté vers, et je ne sais pas pourquoi, vers la Montagne Magique, de Thomas Mann. Voilà.
- Dans le Jura ???
- Oui dans le Jura ! Autant pour moi la Chartreuse, Belledone, les Bauges, sont des massifs sérieux et simples, autant le Jura me semblait empli de ténèbres et d’un côté romantique, de par ses forêts, ses coucous et ses pipes. Et cette auberge, située au milieu d’un triangle routier avec un lac au milieu, drainait des forces chtoniques, triangle occulte entre Pollox, Haut-Village et l’Ereintante. Il y a toujours dans l’eau une pureté mortelle, surtout en montagne.
- L’eau ? Le triangle ? Tu ne pouvais les éviter… Bon et alors ?
- Et puis j’espérais être un rare client lors de la réouverture de cet établissement. Grosse surprise de voir un taux d’occupation élevé, de voir le logiciel de réservation (Bellboy si je me souviens bien) afficher un planning quasiment rouge. Impression étrange, le lieu, les gens, la clientèle. Et cette bâtisse, une rénovation en style jurassien mais je pressens que comme la ferme voisine les fondations remontent à des époques où les légions romaines remontaient par ces vallées. Le site est trop parfait. Je suis sûr que dans les bois environnants, parmi les racines, des pans de murs marquent d’anciennes bergeries ou scieries. L’eau devait être domptée et parfois on retrouve dans ces bois, des biefs envahis de ronce.
- Encore l’eau ?
- Pas seulement, je connaissais le massif du Pollox pour y être passé récemment. Une mission pour évaluer le potentiel d’implantation de pistes cyclables et de trail, ou de traces de ski de fond en hiver. Mais si je me souvenais vaguement d’un lac et de quelques bâtiments, une ferme et un hôtel, je ne me souvenais pas de cette auberge rénovée. Célestine aurait été là, on aurait eu droit à l’inventaire des modèles de voiture plus ou moins obsolètes et leur attribution à divers types de blaireaux ou de losers.
- Elle ne nous intéresse pas, revient à l’essentiel…
- Cette vision fugitive m’avait curieusement conduit à rêver du lieu : la nuit suivante j’avais comme survolé l’endroit, un hibou tournant autour du lac en altitude. Le paysage ressemblait à une carte IGN en relief. Je voyais des courbes de niveau se détacher sur le paysage avec l’altitude, le lac et ses affluents étaient bleus, avec des touffes de roseaux, 3 points noirs au bord de la rive et les GR dessinés en rouge. Je volais avec un sentiment de péril imminent avec un vent qui ébouriffait mes plumes ou mes cheveux. Alors que mes ailes s’appuyaient sur la bourrasque tournoyante, l’eau du lac se mit à tournoyer comme un vortex de baignoire dont on a retiré la bonde. Et l’attirance (et attraction) de cette trombe était si présente que, tel une boule, je me laissai aspirer par la trombe marine d’un vert glauque.
- Et quelle conclusion en tires-tu ?
- Je crois que ce lieu est un croisement, un ancien croisement, un terrible croisement. Je le sais, je le sens.
- Tu le sens par tes rencontres ou par les pierres, les eaux et les lieux ?
- Je t’en écrirai plus demain.
” Une main lente referme le carnet, le cèle dans le tiroir. La lumière s’éteint. Froissements de draps et extinction de la lumière.”
1 Commentaire de AkaïAki -
Eh bé ! Quelle entrée en matière ! :-)
Je suis l’exacte opposée. Je préfère le Jura à la Chartreuse (même si le col du Coq est un coin que j’adore), Belledone ou le Vercors. La grande montagne m’intimide je crois
2 Commentaire de Natou auteur -
Plein de mystères qui mettent en appétit.
3 Commentaire de Sacrip'Anne -
Oh la. Ça me fait penser, quelqu’un a des nouvelles de Philippe Genette ? 😂