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Vernon Tardif

gouvernante

La vie, la mort, le reste

Mercredi. Milieu d’après-midi. Couloir du troisième étage.

– Dis, Vernon ?

– Oui, Adèle ?

– Tu crois, toi ?

– Je crois quoi ?

– Ben tu sais, Dieu, tout ça…

– Houlà ! Vaste question !

– Moi, je suis athée…

– Comme l’écuyère ?

– Gné ? (Un temps. Elle attrape le calembour. Pouffe.) T’es bête ! Non, je suis athée, et là tout de suite, ça m’arrange pas.

– ?

– Parce que Dedouchka, j’ai l’impression de pas avoir eu le temps de le connaître autant que j’aurais voulu. Et je me dis que si je croyais au Paradis, tout ça, ce serait pas perdu, on se retrouverait plus tard, alors que là, c’est fini, fini… et c’est pas drôle. (Elle le regarde, au bord des larmes)

– Je te comprends, ma grande.

– Et toi, alors ? Tu m’as pas répondu.

– Moi ? Je suis agnostique !

– Tu vas pas t’en tirer en inventant des mots, je te signale…

– Mais pas du tout ! Agnostique, ça veut dire que je me dis que c’est possible que les religions aient raison, mais que peut-être c’est les athées qui ont raison.

– Ah ouais ! Un mot très compliqué pour éviter de prendre parti, quand même…

– Dans le métier, c’est plus simple. Tu vas rencontrer des gens avec toutes sortes de croyance, c’est mieux de ne pas juger. Quand j’étais petit, j’avais une religion. Mes parents étaient protestants.

– (rire) Ils croyaient dans les manifs ?

– Nan, les protestants, c’est des chrétiens qui pensent que le pape a tout faux. En tout cas qu’il devrait pas être le chef. Que la religion, c’est une relation personnelle avec Dieu, tu vois ?

– Et tu n’y crois plus ?

– Je me suis fâché avec Dieu, quand j’avais ton âge à peu près…

– Il t’a fait un sale coup ?

– Oui. Un jour ma mère est partie faire les courses, et elle n’est jamais revenue. Une dame a « perdu le contrôle de son véhicule », comme disent les journaux, et a éparpillé les courses sur le bitume. Maman est morte sur le coup. J’ai trouvé que Dieu était une sacré peau de vache de me prendre ma mère, alors que je faisais mes prières tous les soirs. Nos relations se sont arrêtées là…

– Tu pleures, Vernon ?

– Dis pas de bêtises, c’est le moi de dix ans, qui est triste. Moi, ça va…

Elle le prend dans ses bras. Un temps.

– Merci.

– De quoi ? Je devrais plutôt m’excuser. Je devrais te remonter le moral et au lieu de ça, je te raconte des histoires tristes…

– Oui, mais grâce à toi, je vois que Dieu me servirait pas à grand-chose. Quand on est triste, on est triste. Et en fait, je crois que c’est important d’être triste. Ça nous rappelle combien on a été joyeux, et qu’on le sera encore. Toi, quand je te vois, tu n’es pas triste. Alors que tu as eu un chagrin total. Et aujourd’hui, tu es rigolo, tu es vivant, et je suis contente de te connaître.

Elle tend la main d’un air solennel. Il la serre avec cérémonie.

– Et moi de même, Mademoiselle Adèle.

Elle rit et disparaît dans le couloir. Resté seul, il marmonne

– Je sais déjà ce que je vais écrire dans mon prochain mail. « Ça s’arrange pas, Samir ! La diablotine de la patronne me fait raconter, sous la torture, mes pires trauma d’enfance. Toujours pas la Corse, putain ! »

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