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Delphine Cantin

Chambre 10

La vie des morts

Depuis que j’ai découvert l’histoire d’Augusta et de Sidney, les arrière-grands-parents de mon fils, je me sens apaisée. Sidney est venu de son Canada natal en 1917 pour participer à l’effort de guerre en Europe, et à cause de la couleur de sa peau, il a été affecté à des travaux de bûcheronnage en forêt de Lajoux… Le soir, pour passer le temps, il se rendait au café du village. C’est là qu’il a connu Augusta. Que se sont-ils dit ? Il devait connaître quelques mots de français, pas davantage et elle ne parlait pas anglais, c’est sûr. Ils se sont regardés, ils se sont souri, ils ont bu ensemble des verres de bière et de vin blanc… Si un des grands sapins ne s’était pas abattu sur lui, leur relation serait-elle devenue sérieuse ? Augusta était-elle assez téméraire pour imposer à sa famille un fiancé à la peau noire ? Qui peut savoir ? A-t-elle décidé de garder l’enfant qu’elle portait par amour pour lui ou parce qu’elle n’avait pas le choix ?
J’espère qu’ils ont pris du bon temps, qu’ils ont été heureux quelques mois avant que la grande boule de pétanque du destin ne vienne les séparer.

J’avais tellement hâte de raconter ma rencontre avec le Dr Shamonda à Olivier que j’ai essayé de lui en toucher deux mots par téléphone sans attendre nos retrouvailles, lundi. Ce n’était pas l’idée du siècle.
— Ma chérie, je sais que tu te passionnes pour des histoires vieilles de cent ans, mais là, je suis sur le point de conclure avec Emirates. La Firme a validé leur dernière demande, le matériel des douches spa en première classe sera dessiné par Dubaï Design Society.

Du coup, j’ai essayé d’appeler Dylan, pensant que la découverte de son ancêtre Sidney, dont il partageait la couleur de peau, allait l’emballer. Cela faisait plusieurs fois que son téléphone sonnait dans le vide, j’ai fait le numéro du responsable du Camp de vacances, qui m’a gentiment passé mon fils.

— Ah Mam’, tu sais quoi, j’ai le démon, j’ai plus mon Iphone, je crois que je l’ai laissé près de la cascade où on était allé se baigner, c’était grave bien, on s’est enjaillé, t’as même pas idée !
— Je suis contente que tu te sois bien amusé. Moi aussi, j’ai plein de choses à te raconter. J’ai découvert que ton père avait un ancêtre afro-canadien, il s’appelait Sidney et…
— Ah ouais, supèèèère ! Mais sinon, pour l’Iphone, on fait comment ? Tu peux le commander sur le Store ? Comme ça je l’aurai lundi en rentrant… Je peux pas attendre, je suis en PLS là ! Comment je fais pour parler avec mes potes, le sang ?

Après ces deux coups de fil, faire un tour au marché artisanal de Pollox tombait à pic. Je m’étais arrêtée devant une affiche à la réception en même temps qu’une des clientes, intéressée elle aussi. Nous avions échangé quelques mots et décidé d’y aller ensemble. Elle s’appelle Rose Poisson, et je l’ai tout de suite trouvée sympathique. On est parties dans ma Mini Cabrio, cheveux au vent et on a trouvé une place à l’entrée du village. Il y avait un monde ! A croire que tous les touristes se sont donné rendez-vous dans le Jura, en quête d’air frais. La rue principale était bordée de stands plus ou moins artisanaux, de la marchande de robes indiennes au producteur de miel en passant par le fabriquant de ceintures en cuir. Un peu plus loin, de grandes tables permettaient aux badauds de déguster les spécialités locales, un petit vin jaune, du Morbier et de la Cancaillote… Près d’un stand de laine filée, on a même aperçu une cliente de l’auberge, une jeune fille assez mystérieuse, aux longs cheveux noirs et aux lunettes sombres, qui se déplace en vélo. Elle était fascinée par les écheveaux d’une petite ferme du coin qui élève des chèvres angora. Et le drôle de type arrivé à l’auberge dans son grand autobus bleu était là aussi. Il faut dire que ce marché, c’est l’attraction de la semaine.

Rose m’a dit que la laine angora lui donne des boutons, et à partir de là, elle a commencé à me raconter tout ce qui la gênait, dans sa vie. Son grand-père, au lieu de lui céder l’entreprise familiale, a décidé de la céder à un employé.
— Vous travaillez dans quel domaine, Rose ?
— Dans la thanatopraxie… Comme dans la série Six Feet Under !
J’étais stupéfaite par la coïncidence.
— Ça alors ! Je suis dans l’art funéraire, moi aussi , figurez-vous ! Je suis chargée de la logistique chez ABC Granit.
— Oh ! Je connais très bien cette entreprise. Si ça se trouve, on s’est déjà parlé au téléphone.

On est devenues intarissables. On a découvert qu’on a le même amour du métier. Les morts se livrent à nous avec les plaies et les bosses de leur vie, dans un dernier abandon. C’est pour ça qu’on doit les traiter avec respect, les préparer pour le grand voyage. S’occuper des morts, c’est la plus belle chose qui soit.

On a remonté la grand-rue de Pollox bras dessus bras dessous, on avait bu plusieurs verres de vin jaune et ça nous avait attendries. Je me suis endormie et j’ai rêvé de Sidney et d’Augusta. Ils riaient à gorge déployée, assis autour d’une petite table en bois au fond d’un café, puis ils se sont embrassés et je me suis réveillée.

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