Informations sur l’accessibilité du site

Hugo Loup

Chambre 19

De l'amitié à l'obsidienne


Un aller-retour à Lyon dans la journée de mercredi. Six heures de conduite, trois inquiète, trois fatiguée et pleine de questions sans réponse.
J’aurais préféré des retrouvailles autour d’une bonne bière (je paierai cher pour une Gordon Finest Scotch, là), plutôt qu’autour d’un lit d’hôpital. La vie décide pour nous plus souvent qu’on le souhaiterait.
C’était bien. Vraiment bien. Bien de ressentir de nouveau ce sentiment d’être à sa place. Je suis l’un d’eux. J’ai dû me battre plus vite, plus fort. J’ai dû aller plus vite, plus loin. J’ai dû en imposer, déchirer en théorie. Être le meilleur pour être acceptée. J’ai sorti mes tripes, j’ai craché mes poumons, j’ai obéi. J’ai gagné.

Les amis ça fait “du bien”, m’a-t-il répondu. Aussitôt j’ai pensé à Highway, m’interrogeant. Ce sont eux mes compagnons, mes frères qui m’ont fait du bien jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui encore. Alors ce serait ça des amis ? Ça fait mal aussi. Mal… Est-ce réellement eux qui m’en ont fait ? Était-ce sciemment ? Tant qu’on était tous ensemble, entre nous, pas de problème. J’étais l’un d’eux. Puis une fois sorti de ce cadre que restait-il ? Un veto de leur femme ? Je l’ai souvent imaginé. Souvent estimé que je divaguais.
Je n’ai jamais hésité en cas de besoin. Comme l’a si bien dit Cat, j’ai toujours été là. J’ai appris ça aussi à l’armée. C’est aussi ce que j’essaie d’apprendre, d’inoculer aux nouveaux. Sur le terrain on dépend les uns des autres. C’est vital. C’est aussi plus que ça. C’est partager tout le bon aussi. Les mariages, les naissances, les anniversaires. Toutes ces petites choses de la vie. C’est aussi le respect, des règles à ne pas oublier. Ces règles qui sont la base de la confiance. Parce qu’il faut une sacrée dose de confiance pour remettre sa vie entre les mains de quelqu’un. Cela n’arrive pas qu’en opération. Bien sûr que je donnerai ma vie pour l’un de mes gars. Pour chacun ayant passé 12 semaines avec moi. Pour chacun des membres de mon institution.

Alors c’est donc cela l’amitié ? J’ai donc des amis ? Je suis donc l’amie de quelqu’un ?
Donner et prendre ce qui est offert. Je donne ? Je n’ai pas ressenti cela ainsi. En cas de besoin je suis là, juste une évidence, point barre. Je ne donne pas ou si peu parce que je ne sais pas doser. Doser tout ce qu’instinctivement je pourrai donner. Je projette, j’imagine, je rêve. Je ne sais pas comment me comporter. Je ne sais pas quelle attitude adopter. Je ne sais pas si je dois parler ou si les silences sont envisageables. Je ne sais pas si je dois prendre des nouvelles, ne serait-ce que cela, oui ! Ne vais-je pas être trop invasive ? Inviter à prendre une bière, aller à un évènement, puis-je en être l’initiatrice sans paraître trop présente, trop demandeuse ? Comment doser ?

Non ! Ce n’est pas de l’amitié. C’est de la camaraderie. Différent. C’est une question de confiance, de respect. L’amitié c’est plus que ça. C’est aussi partager des choses. Des goûts, des idées, un regard sur la vie. C’est des silences, des rires, des confidences, se comprendre, se deviner.

Et Highway dans tout ça ? Où se situe-t-il ? Il est un tout. Il a joué tant de rôle pour moi. Je lui ai toujours tout dit. Tout ? Vraiment ? Je ne lui cache que ce que je lui ai toujours tu. Comment lui parler de ce qui m’arrive ? Comment lui parler de Gaston ?
Gaston… mes pensées t’accompagnent…

Et avant ? Avant l’armée ? Quelle est l’image d’un ami au temps de mon enfance ? De mon adolescence ? Je ne vois que celle que mes parents renvoient. Une image faussée pour moi. Clientélisme et cooptation ne sont pas de l’amitié. Se marier pour des raisons financières, de position sociale, d’intérêt, ce n’est pas de l’amitié. Début de piste de réflexion…


Impression de tourner en rond avec mon cerveau en toile d’araignée. Je décide d’aller m’aérer. Je suis pensive, suite à son SMS. Pas de déception, d’inquiétude. J’ai confiance. Je suis patiente. Il m’a dit m’expliquer, je sais qu’il le fera. Pourtant il ne me doit rien. Tout vient naturellement. Même si je l’ai invité, je n’avais rien de précis. Laisser faire les choses. Les vivre, intensément.
Envie d’encore ? Comment ne pas avoir envie alors qu’il m’a éveillée à la sensualité à deux ?

J’arrive dans le patio. Besoin de regarder le lac, d’embrasser la vue entière. Une jeune femme est là, devant un plateau de fromages. Je l’ai remarquée à plusieurs reprises. Sortie nocturne, silhouette dans un rai de lumière d’une fenêtre, furtive. Surprise de la voir avec un arc et un carquois. Qui fait du tir à l’arc la nuit ? Entraperçue un ou deux matins en allant courir, qui rentrait.
Elle est mystérieuse. Belle, grande, se mouvant souplement. Oserais-je dire quelle belle recrue elle ferait ? Son mystère tient autant de sa réserve que du port de lunettes noires presque tout le temps. Aussi son aura, ce qui se dégage d’elle. Je ne parle pas de lumière, de couleur que je verrais autour d’elle. Je parle de ce que je perçois. Vibrations de l’air autour d’elle lorsqu’elle bouge ? Lorsqu’elle parle ? Je n’ai jamais su expliquer.
Après les conversations d’hier avec Cat et celle avant de partir avec Highway (plus tard, faut que je la digère), je décide de surpasser mes doutes, mes peurs… ma timidité ? Enfin mon blocage vis-à-vis des autres. Un peu abrupte peut-être, je lui demande si je peux prendre place près d’elle. Elle acquiesce d’un mouvement de tête. Je remarque qu’elle n’a pas ses lunettes noires. Alors je regarde ses yeux. Je suis… me sens… Son regard, si magnétique, semble plonger au plus profond de mon âme. Ce n’est pas vraiment ça, je n’ai pas de mot pour expliquer. Une expérience fascinante, dérangeante, fugace.
Elle remet ses verres fumés, je cherche une contenance. Comment me comporter ? Que dire ? Difficile…

Un silence paisible s’installe. Léger comme une bulle de savon. Elle continue de manger, m’invite à partager d’un geste. Je décline.
— Hugo.
— Nokomis.
— C’est un prénom ojibwé, non ? J’ai lu ça, je ne sais où, je ne sais quand. Cela m’est resté parce que je trouve cela joli. (Stop, stop ! Elle va me prendre pour une dingue. Mais pourquoi je lui sors ça ? Oui je l’ai lu et alors ?)
— Algoronquin. Merci.
— Vous n’avez pas l’accent de là-bas. Désolée, je suis trop curieuse.
— J’habite Paris.
La glace est rompue. A petit mot on se parle. D’arc bien sûr. Je suis admirative lorsqu’elle me parle de sa pratique à cheval en forêt de Rambouillet, avec une association de ce peuple. Perpétuer la tradition ici, je trouve ça bien. Je l’imagine. Cela doit-être un spectacle magnifique. Ses longues jambes enserrant l’animal, le buste qui suit la cible, la corde tendue, l’instant décisif… Le silence est retombé. Juste comme si elle savait qu’il me fallait ce temps pour rêver à cette image.
Puis de nos balades (peut-on appeler ça ainsi ?) dans les bois. Chacune dans une direction différente. Chacune vers une clairière.
Pendant cet échange ponctué de silence, mon esprit commence à l’imaginer avec un taiko. Sa voix basse, vibrante, peut-être. Je crois que c’est surtout mon envie grandissante, irrépressible de retrouver mon instrument qui me pousse à la voir jouant dessus. Je n’ose lui en parler. Alors je prends congé, la remerciant de cet agréable moment.
J’aurai tant voulu revoir ses yeux couleurs d’obsidienne.

Haut de page