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Vernon Tardif

gouvernante

Le Jura, mais un peu tard…

Mon Samir,

On m’en avait parlé, bien sûr. Dans toutes les maisons, tu as toujours un vieux de la vieille qui te raconte comment il est tombé nez à nez avec un macchabée (sanguinolent, de préférence) en allant faire la chambre 12. Les histoires pour faire peur aux bébés hôteliers…

Mais ce qu’ils ne te disent pas, ces cons-là, c’est que des fois, le client, tu as eu le temps de t’y attacher. Que des fois, il laisse derrière des gens bien. Le Comte, ce vieux fantasque dont je t’avais raconté quelques exploits, ne s’est pas réveillé vendredi. La tête d’Alexeï me restera, c’est sûr. Quand on a rangé la chambre, pleine de l’absence du vieux, on rangeait, on parlait… et il a fallu que je me retienne de simplement le serrer dans mes bras et lui dire que je partageais sa peine ou une quelconque autre banalité. Mais on est des pros, lui et moi. On n’a pas flanché. Et puis il pourrait être mon père, j’allais pas me mettre à le prendre par la main comme un môme. Peut-être que j’aurais dû. Il avait ce regard un peu dans le vague. Dans l’action du moment, mais avec un « et après ? » accroché derrière.

La vie c’est moche… et en plus ça s’arrête ! Putain, 28 ans et je suis déjà sentimental comme une vieille dame.

Je te serre fort, toi. Et je t’interdis de canner avant mon 200e anniversaire !

T’as vu, même pas l’énergie pour me plaindre. Il m’a vidé, ce con.

Je t’embrasse.

Vern


Le reste de la journée de vendredi a filé. Un peu sonné. Impossible de dormir le soir. SMS à Alexeï. Pareil pour lui. Je suis passé le chercher pour descendre à l’accueil, dans l’idée que rester seul ne lui ferait pas trop de bien. On a trouvé Lulu en grand tête à tête avec Gaston… et deux jolies bouteilles de Zubrowka, la vodka polonaise des champions. Et je suis pas de service demain… Et puis il faut rendre hommage au Comte. Un vestige d’une époque disparue, un pan d’histoire à lui tout seul, une bibliothèque qui brûle et une famille dont il s’était apparemment éloigné pour jouer sa grande comédie, mais qui l’aimait. Imaginer que ce grand gosse ait aussi été un père et un grand-père formidable, et qu’il a su rigoler jusqu’au dernier jour. Et d’autres considérations échangées en silence. Même les « vache zdorovié » étaient dans le regard. Alexeï est resté sur la réserve, un peu, mais j’espère qu’il nous a senti avec lui.


Ça m’arrangeait bien de ne pas être de service samedi, finalement. J’ai juste aidé Alexeï à charger la voiture, puis l’ai regardé partir, la route va être longue…


Nuit encore agitée, mais sobre, samedi.


Réveil difficile dimanche matin vers 14 h. SMS d’Alexeï :

Bien arrivés à Paris hier. J’aide les filles à prévenir la famille et les proches. Obsèques demain 6 heures au cimetière russe de Ste Geneviève des Bois (tu as loupé une négo d’anthologie) . Merci encore pour l’aide vendredi, n’hésite pas à partager mon numéro avec la fine équipe. Ça fera du bien d’avoir de vos nouvelles.
Merci à tous. Alexeï (qui ne veut plus s’appeler Jean-Claude)

Putain, c’est quoi ce truc qui me coule des yeux ? Je retourne me coucher. Il fera jour demain.

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