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Hugo Loup

Chambre 19

Far away


On dit que la nuit porte conseil. Je n’y ai jamais cru. Elle apporte l’oubli… jusqu’au matin.

Au matin comme ce matin. Passées les quelques secondes du réveil où les brumes du sommeil ouatent encore le cerveau, tout m’est revenu.
La matinée de jeudi qui avait plutôt bien commencée, la librairie-papeterie de Pollox, la lettre à mes parents, écrite puis postée. Et la lente descente. Mon sac à dos bourré, livres, carnet, pull, pêle-mêle. Partie dans les bois.

Je voulais m’épuiser et m’écrouler de sommeil pour retrouver l’oubli. Après de longs détours, J’ai fini par atterrir dans la clairière. Allongée sur la couchette sommaire de la cabane, je tentais de chasser ce sentiment de vide. Relâchement, respiration lente, évocation d’un beau souvenir. En vain.
Pour une fois, ce n’est pas le tourbillon de mes pensées qui me rendait morose mais bien leur absence. La lettre avait tout aspiré. Incompréhension. J’optais pour une petite plongée dans le Berlin des années 20 en compagnie de Gereon Rath[1]. Seule la lecture me permet de tout oublier, la plupart du temps. Cela a marché, un temps. Mais quand la lumière vint à manquer, je me retrouvais seule avec mon vide intérieur.
Rester là, étendue, à ne rien faire, ne penser à rien, ce n’était pas moi. Le temps semblait s’écouler si lentement. Refaire l’enchainement des évènements. Se focaliser sur cet instant qui m’a fait basculer et finir par essayer de consigner tout ça dans mon carnet.
Pleurer épuise mieux, surtout après une longue marche.

Ce n’est que dans la matinée que je rentrais à l’auberge. A peine douchée, le couturier abordé la veille frappait à ma porte. Je ne sais pas comment ni pourquoi, je lui ai souri. Il m’a dit bonjour en me donnant le matériel avant de s’éclipser. Il m’a semblé intimidé. Peut-être n’était-il simplement que pressé.
Je ne restais pas longtemps. J’ai pris mon okedo, mon sac à dos et je suis retournée dans la cabane. Jusqu’à ce matin. Ce matin où tout m’est revenu.

C’est dans cet état d’esprit que j’ai appris pour mon ancien voisin de chambre. J’ai filé suffisamment loin de l’auberge et j’ai fait pleurer mon okedo. Pour Alexeï, qui avait perdu son patron qui était peut-être bien plus que cela. Pour le Comte, qui avait donné sa dernière représentation. Tombé de rideau.
En rentrant lentement, je me rappelais son accent à couper au couteau, ses grandes envolées, ses rires. Toutes ces choses que j’avais pu voir ou entrevoir durant ces quelques jours de séjour.
J’ai senti les larmes revenir. Il parait qu’elles servent pour le passage de l’autre côté. Alors je les ai laissées couler.
Cette peine pour des personnes que je ne connais pas vient comme combler ce vide immense depuis deux jours. L’impression de ne plus rien contrôler. Il me fallait réagir. Agir.

C’est en voyant la petite robe noire pendue à la porte de l’armoire que j’ai su. Je suis descendue à la réception. Quand Mme Lalochère a levé les yeux sur moi, elle a souri, très professionnelle, pas son regard. Déstabilisée, je me suis sentie rougir. Était-elle contrariée ? Par quoi ?
— Que puis-je pour vous, Mademoiselle Loup ?
— Je cherche un bon restaurant, pas trop loin et un peu chic…
— Il y en a un à Saint-Claude. Je ne vous garantis pas qu’il y aura de la place un jour férié durant la saison. Voici les coordonnées, dit-elle en me tendant un papier.
— Merci. Je vais les appeler. On ne sait jamais. Bonne journée et encore merci.
— Bonne journée.
Elle retourna à ses occupations administratives et moi à ma chambre. Il était un peu tôt pour téléphoner. En attendant, j’ai repassé ma robe.


Il était plus de 16 heures lorsque je me suis enfin décidée à l’inviter… Par SMS.

“Bonjour Gaston. Je sais qu’il est un peu tard… Vous êtes libre ce soir ? Une table réservée dans un restaurant avec vue à Saint-Claude, ça vous dit ? “
“Bonjour Hugo. Pour quelle heure ?”
“19:30”
“Je viens vous prendre vers 18:45 à l’auberge. Ça vous convient ?”
“Avec le corbillard ?”
“Le quoi ? C’est du Skoda dont vous parlez ? Je croyais que c’était une voiture de bourgeois ?”
“Les deux mon Capitaine !”
“Oh ! J’ai pris du galon. Du soldat au capitaine directement, comme ça.”
“La rétrogradation peut être tout aussi rapide, méfiez-vous. A ce soir Monsieur Gumowski.”
“A ce soir Hugo. J’ai hâte.”


18:40. Je jetais un œil dans le miroir avant de sortir. Je me trouvais jolie, avec ma robe en soie noire et ses petits boutons champagne. Le buste ajusté mettait en valeur ma poitrine, mon balconnet le décolleté en cœur. La jupe évasée soulignait ma taille fine et mes hanches. Les sandales fines et leurs talons de 10 cm dessinaient un joli galbe à mes jambes tout en me donnant quelques centimètres supplémentaires. Un bois de rose sur les lèvres, une touche de vert d’eau sur les paupières, un chignon retenu par une baguette, j’étais prête. J’attrapais mon obi plié en deux pour en couvrir mes épaules et je descendais.

Il était là, tenant la portière ouverte. Je ne l’avais jamais vu en version salaryman. Ça lui allait plutôt bien.
— Mademoiselle Loup.
— Monsieur Gumowski.
Salutations très formelles dites avec le sourire. Le jeu avait commencé.

L’auberge venait à peine de disparaître qu’il me demandait :
— Alors ce corbillard ?
— Confortable.
— Mais ?
— Il a un gros défaut. Il me rappelle trop ceux du clan.
— Du clan ?
— Ma famille, faite par clientélisme et cooptation, fis-je d’un ton un peu aigre. Surtout les mariages. Mes parents, mes sœurs, les six. Je ne ferais jamais ça ! Et votre famille ? A part votre sœur et celle pas-par-le-sang ?
— Des amis.
— Dites-moi, Gaston, ça fait quoi des amis ?
— Du bien !

Il ne pouvait savoir ce que cette réponse, qui avait fusé, agitait en moi. Pouvais-je dire la même chose en pensant à Highway ? Pas aussi instantanément. D’un simple mot il avait balayé mes certitudes sur ma relation avec Highway. Il ne me fallait pas me triturer les méninges maintenant. Je voulais profiter de ces instants que j’avais voulus, décidés.

Le reste de la soirée se passa bien. La conversation était agréable. La vue offrait un panorama sur la ville et les montagnes, qui la resserraient sur elle-même. Toutefois, je n’avais pas le même sentiment d’étouffement que la première fois que j’y étais venue.
L’autre vue était tout aussi agréable, plus troublante aussi. Sa mèche rebelle qui lui tombait régulièrement sur le visage lui donnait un air plus… moins policé que sa tenue. Je remarquais ses fines ridules au coin des yeux, surtout lorsqu’il souriait. Ce qui me fascinait le plus étaient ses yeux. On dit souvent que les yeux marrons sont d’une banalité. Les siens sont plutôt noisette, pas marron ! J’ai toujours trouvé ces yeux-là bien plus expressifs, les siens le sont encore plus. Ou alors c’est moi qui y suis plus sensible ? J’ai tendance à m’y perdre. Jusqu’à oublier de manger. J’ai dû rougir des dizaines de fois sous son regard, parfois doux, souvent ardent. Impression qu’ils savaient mieux se parler que nous, nos regards. Tout comme nos mains. Même si le registre en était différent, plus dans la retenue. Pourtant ces frôlements de nos doigts sur la table, comme une promesse, m’électrisaient. Sentiment qu’il suffirait d’une étincelle pour que le ciel tout s’enflamme. L’orage grondait. Un maelström d’émotions me submergeait. Je les laissais s’épanouir en moi, comme des bulles de savon dans un ciel d’été. Je pressentais que lorsque l’orage éclaterait je sentirais sa pluie chaude, l’odeur de la terre mouillée. Cette sensation d’être vivante, d’appartenir à un tout.

Lorsque le serveur apporta la carte des desserts, je refusais d’un non impérieux, adouci par un merci poli. Il n’eut pas le temps de proposer les cafés que Gaston demandait l’addition.
J’invite, je paie.” Devant sa réprobation j’ajoutais, “J’aime la galanterie mais je suis pour la parité”, tout en lui lançant mon regard Sergent Recadreur. Il fut aussi efficace que d’habitude.
Je payais donc, lui adressant un sourire de victoire. Si j’avais osé, je lui aurais volontiers tiré la langue !

En sortant, je lui ai pris la main. Comme une évidence. Désir de marcher dans cette urbanité qui nous entourait, nous enveloppait. Entre pierre et asphalte. Entre verre et métal.

??????????????

Ce soir je prenais tous les risques. Je me collais à lui, le forçant à s’arrêter. Nos regards s’accrochèrent et rien d’autre n’exista que lui. Lui et moi. Notre désir. La même lame de fond qu’un certain dimanche, m’emporta.

Je murmurais “Emmène-moi… loin”.

Note

[1] Babylon Berlin de Volker Kutscher

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