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Delphine Cantin

Chambre 10

La forêt de Lajoux

Hier soir, la femme en noir s’est mise à chanter sur le balcon de sa chambre à la manière des vocifératrices. Elle a entonné le lamentu di fasgianu, j’en ai eu la chair de poule. Elle est Corse, pas de doute là-dessus mais est-ce mon inconnue de la plage ? Et pourquoi a-t-elle choisi d’honorer le Comte russe par un chant funèbre en l’honneur d’un mulet ? Encore un mystère.
J’avais remarqué ce vieil aristocrate excentrique, qui roulait les R et les yeux ; sa mort soudaine, le jour de son départ, lui ressemble. Il quitte la scène en grand acteur. Son homme de compagnie, majordome dévoué, à la fois discret et efficace, était dévasté. Ses qualités lui permettront de retrouver sans peine un autre emploi. Denis l’aurait beaucoup apprécié.

Le lamentu a été le point d’orgue d’une journée pleine de péripéties. Dès le matin, un coup de fil de la mairie de Pollox m’apprenait que la conférence du docteur Shamonda aurait lieu l’après-midi même. J’attends ce moment depuis des mois. Je sais qu’elle s’est procurée la liste des soldats de la 2ème Canadian Construction Company, le bataillon de construction du corps expéditionnaire canadien, le bataillon noir.

La généalogie est la passion de ma belle-mère, Aline, la mère de mon mari. Elle est fière de présenter les arbres touffus et feuillus de ses ancêtres, la lignée des Lepape dont elle a remonté les traces jusqu’à la Révolution Française. A la naissance de mon petit garçon si typé, comme ils disent, j’ai demandé à Aline ce qu’elle savait de la famille de son mari, les Cantin. Elle a eu un petit rire gêné :
— Oh, les Cantin, tu sais, je n’y suis rattachée que par alliance… Adresse-toi à Urbain.

Mon beau-père, Urbain, a commencé par me rappeler que ma propre famille est pleine d’inconnus.
— Mais enfin, Fifi, comment veux-tu faire l’arbre généalogique de Dylan alors que tu sais à peine qui est ta propre mère ? Laisse tomber tout ça, laisse les morts enterrer les morts.
Je lui ai décoché mon plus beau-sourire.
— Vous avez raison. Donc, vous Urbain, vous êtes né en 1950 et votre père Firmin, en 1919 ? Vous n’en parlez pas souvent, je crois même ne jamais l’avoir vu en photo.
— Il est mort très jeune, je n’en garde aucun souvenir.

Je n’en ai rien tiré de plus jusqu’au jour où lors d’un mariage, j’ai croisé une de ses vieilles cousines, qui m’a donné une piste : 
— Mes grands-parents disaient que la mère de Firmin, elle était venue du Jura une main devant, une main derrière et un polichinelle dans le tiroir.
— Ah bon ? C’était Firmin, le polichinelle ! C’est bizarre comme il semble escamoté. Personne n’en parle et il ne reste même pas une photo de lui.
— Il faut que tu cherches du côté du Jura… Le village de l’arrière-grand-mère, c’était Lajoux ou quelque chose comme ça.

J’ai tapé « Lajoux » « Jura » « Noir » et Google a affiché : 2ème Canadian Construction Company.

Voilà pourquoi hier après-midi, j’ai filé à Pollox. Dans la salle des fêtes, les organisateurs avaient installé une table pour accueillir l’oratrice et, en face, un demi-cercle de chaises en plastique. On n’était pas très nombreux, une quinzaine, des gens plus âgés que moi à l’allure de professeurs en retraite, quelques touristes. Esteban et Faustine Biraben n’étaient pas venus, pris par les préparatifs de leur départ, dommage, j’aurais eu plaisir à être avec eux. Le dr Shamonda est arrivée. Je l’ai tout de suite reconnue, élégante comme Michelle Obama et aussi stylée que Solange Knowles. Elle a commencé sa conférence dans un français mâtiné d’un accent canadien irrésistible.

Je suis ici pour vous parler d’hommes dont on a voulu effacer la mémoire, qui longtemps sont restés dans l’ombre. Il fallait se baisser et écarter les herbes qui avaient poussé sur leurs tombes pour pouvoir déchiffrer leur nom, simplement parce qu’ils étaient Noirs.

Tout a commencé lorsque des Noirs Canadiens se sont portés volontaires pour combattre en Europe, dès le début de la Première Guerre Mondiale. Ils se sont fait refouler des centres de recrutement, et malgré des mouvements d’opinion et l’intervention d’un Ministre, ils ont été systématiquement écartés des combats.

Après beaucoup d’efforts, ils sont parvenus à former le 2ème bataillon mais aucun commandant n’a voulu prendre sa direction. Même quand les besoins en hommes se sont fait pressants en Europe, la ségrégation raciale a été maintenue au sein de l’armée et les soldats noirs ont été affectés à des travaux d’interêt général en dehors de tout combat. C’est ainsi que la 2ème Canadian Construction Company s’est retrouvée rattachée au Corps Forestier Canadien, composé de deux mille cinq cents hommes destinés à exécuter des opérations forestières à Lajoux, dans le Jura, ce qui me vaut l’invitation à être parmi vous aujourd’hui.

Beaucoup sont morts sur cette terre, de tuberculose, de maladies, de blessures dues aux travaux de bûcheronnage auxquels ils ne connaissaient rien. Il a fallu attendre les années 1980 pour que le rôle de ces soldats soit reconnu, et vingt ans de plus pour qu’on leur consacre un film, « Honour before Glory ». Enfin, en 2016, l’histoire du 2ème bataillon de construction est entrée dans les manuels scolaires canadiens.

J’ai bu chacune des paroles de cette conférence. A la fin, je me suis rapprochée du dr Shamonda et je me suis présentée. Nous avions échangé quelques mails et elle m’a reconnue et serrée dans ses bras chaleureusement.
— Oh ! Delphine ! Quel bonheur de vous rencontrer ! J’ai trouvé un document qui pourrait vous intéresser.

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