Après avoir assisté à la fête de la petite, je me suis mise en marche vers la grotte, munie de mon arc et de mon carquois. Une chance, cette fête. Personne ne m’a vue partir ainsi équipée. La nuit était loin encore, mais j’avais un long chemin avant d’arriver au rendez-vous et Naya n’était pas là pour éclairer mes pas.
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Yahto et moi n’avons jamais été séparés le jour de notre anniversaire. Pour être juste, Yahto et moi n’avions jamais été séparés jusqu’à mon départ vers le Jura, devant l’église de Pantin. J’allais, songeuse. Je n’ai rien regardé autour de moi, pas même mes pieds. Je n’ai rien écouté, rien entendu, ni le chant des oiseaux, ni le bourdonnement des insectes, ni le bruit de mes pas. Je n’ai ressenti ni la morsure du soleil, ni la soif, ni la fatigue.
Quand j’ai atteint l’orée de la forêt, le soleil couchant irisait de rouge un ciel brumeux et quelques nuages dispersés. Je suis entrée à l’abri des sous-bois, les épines des sapins faisaient un tapis souple, l’air sentait la résine. Je me suis hâtée pour ne pas me laisser piéger dans l’obscurité.
Je n’ai pas eu besoin de mes flèches d’argent. Yahto m’attendait, j’ai senti en entrant dans la clairière la fraîcheur de son regard bleu. J’ai franchi rapidement l’entrée de la grotte et les roches ont glissé, protégeant notre secret.
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Nous nous sommes assis au sol, en tailleur. La grotte s’assombrissait. Nous avons fermé les yeux. Le noir s’est fait, profond, autour de nous autant qu’à l’intérieur de nous. Je le sentais gonfler ma poitrine et mon ventre. On n’entendait que le chuintement de nos souffles et le battement de nos cœurs. Ils se sont peu à peu accordés, jusqu’à ce que nous respirions du même souffle, jusqu’à ce qu’ils battent le même tempo. Lentement, d’abord. Puis accélérant imperceptiblement, jusqu’à ce que le même pouls cogne avec force dans nos veines. Il me semblait entendre battre tambour.
Nous avons senti la lumière revenir derrière nos paupières et nous avons ouvert les yeux au même moment.
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Amarok était là, martelant une pulsation monotone, une mailloche à l’embout de cuir rembourré dans chaque main. Sans s’interrompre, elle nous a fait signe de la rejoindre de ses deux bras tendus qu’elle ouvrait pour nous. Nous avons pris place de chaque côté, ramassé les mailloches qui nous étaient destinées, et nous avons frappé la peau, ensemble, accélérant le rythme, le bousculant, cognant, de plus en plus fort, de plus en plus vite, nos mailloches rebondissant sur la peau tendue. Toute la grotte résonnait d’une vibration lancinante.
Amarok a lancé sa voix, mélopée puissante et monocorde, nous avons chanté avec elle. Et nous avons encore précipité la cadence. Nous avons fermé nos yeux. Nous avons poussé nos voix jusqu’à faire trembler la roche. Nos pieds ont frappé le sol et le sol a tremblé sous nos pieds. Nous avons ouvert les yeux. Tout s’est arrêté.
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Juste à l’endroit ou nous étions un moment plus tôt, mon frère et moi, une femme était assise. Je l’aurais reconnue entre mille. J’ai jeté un cri et j’ai voulu me jeter dans ses bras. Yahto était plus immobile que la pierre, ses yeux de porcelaine fixaient l’apparition, incrédules. Une larme s’est figée à sa paupière.
Kishi nous dévisageait, avidement.
Elle a tremblé de tout son corps.
Amarok m’a retenue. « Reste ici, tu n’étreindrais qu’une ombre et elle disparaîtrait sans avoir pu vous parler. »
Elle s’est assise comme notre mère était assise. Yahto et moi nous sommes laissé tomber sur nos chevilles. La grotte luisait de la même lueur argentée que l’autre jour, avec Natou.
Il y a eu un long silence. Nos poitrines se soulevaient régulièrement, nous respirions tous du même souffle. J’ai voulu parler et Amarok a posé sa main sur ma bouche. Je ne quittais plus ma mère du regard, je devinais que Yahto faisait de même. La voix de ma mère s’est élevée et c’était une parole muette. Sa bouche restait close mais nous l’entendions.
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Un long moment s’est écoulé ou peut-être juste une minute. Nous avions basculé hors du temps.
Ma mère n’était plus là. Soudain je me suis rendu compte que Kishi avait disparu. Amarok a croisé ses bras sur sa poitrine, les mains posées sur ses épaules, elle s’est inclinée, et Yahto et moi nous sommes inclinés aussi.
Nous avons partagé un repas sans mot dire. Nous avons assouvi notre faim. Nous nous sommes désaltérés. Amarok a sorti un calumet, et nous avons fumé l’herbe sacrée pour la première fois de notre vie.
Amarok et moi sommes adultes, désormais.
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Quand j’ai quitté la grotte, Mars était levée depuis longtemps. Naya m’attendait, couchée devant l’entrée, le museau dans les pattes. Elle s’est étirée, comme font les chats, roulant sur le dos, toutes griffes dehors. Elle a bâillé. Elle s’est assise, la queue enroulée autour de ses pattes.
« En route, Naya, me suis-je entendue dire. »
Nous avons marché jusqu’au lac. Nous en avons fait le tour. Je ne pouvais pas détacher mes yeux des reflets de la lune dans le friselis de l’eau. J’ai avisé un hamac dissimulé sous les sapins, non loin de là. Un rayon de lune l’éclairait, comme un signe. Un reste de vent le faisait remuer tout doucement. Je m’y suis allongée et Naya s’est couchée sur moi pour me tenir chaud. Je me suis endormie, bercée par le vent, les doigts rêvant dans sa fourrure.
1 Commentaire de AkaïAki -
Je te dirais bien encore une fois quelle merveilleuse conteuse tu fais, mais j’aurai l’impression de me répéter ;-)
En lisant, puis en relisant (de suite oui), la même impression d’entrer, d’être la voix qui parle. C’est puissant, comme une bouffée d’herbe sacrée au calumet.
Reste Yahto, personnage énigmatique, mystérieux, mystique même si Amarok n’est pas vraiment une divinité.
C’est beau. Merci
2 Commentaire de Éric Javot (L'auteur) -
Oui, c’est beau :-)
3 Commentaire de Mel'O'Dye -
c’est magnifiquement conté, merci <3