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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

La fin des vacances...

Ça m’a fait tout bizarre que la nuit ait été si bonne sans petit rab de « Nuit tranquille », quand je me suis réveillé. L’étrange qualité du silence m’a même fait passer de sommeil à veille assez vite.

— Monsieur le Comte, il va falloir se réveiller, nous avons les bagages à faire aujourd’hui.

— …

— Monsieur le Comte ?

Monsieur le Comte était allongé sur son lit, comme je l’y ai laissé hier soir, la dernière page de Machenka tournée. Il avait un petit sourire et un air paisible. Comme les mômes, c’est quand ils dorment qu’on les préfère.

Un peu alerté par cette immobilité je me suis approché pour le secouer un peu. Oh bordel. Oh merde merde merde. Oh le con ! Il était froid comme un glaçon.

Je suis descendu en courant à la réception.

— Madame Lalochère, s’il vous plaît, il me faut un médecin, vite, je crois que Monsieur le Comte est décédé.

— Je les appelle tout de suite monsieur Dolgoroukov. Vous voulez un café en attendant ?

J’ai refusé, je suis remonté comme si quelque chose aurait pu se passer hors de ma surveillance. Mais plus mon cerveau remontait à la réalité, plus il était évident que le Comte m’avait canné sous le nez. Vieillard éternel, mais en bout de route quand même.

Je ne sais pas trop pourquoi mais le médecin est arrivé en même temps que les pompiers. Pendant que le premier constatait le décès, les autres tournaient en rond dans cette chambre qui semblait soudain si tragique.

— Quel était le nom de cette personne, pour le certificat ?

— Vladimir Nicolaïevitch Romanov. Je vais vous l’épeler.

— Ça n’est pas ce que dit sa carte d’identité, intervint un pompier, le larfeuille du Comte trouvé dans la poche de son manteau à la main. Ici il y a écrit Romain, Émile, Victor Robineau.

Hein ?


— Allo ?

— Mademoiselle Olga ? C’est Jean-Claude Mercier, enfin Alexeï au téléphone. Je vous appelle pour une bien triste nouvelle. Votre papa est décédé cette nuit.

— Oh… (un sanglot)

— Je vous demande pardon, j’aurais dû prendre plus de précautions… j’ai… j’ai… appris tout à l’heure pour son identité.

— J’espère que vous ne lui en voulez pas, Alexeï. Vous savez, mon père a été le plus gentil papa du monde pendant de longues années. Il était ouvrier. Il a travaillé dur pour que ma sœur et moi fassions des études. Malgré sa colère contre le monde et ses patrons, il essayait de ne pas trop se faire remarquer parce qu’il ne voulait pas d’une vie ouvrière pour nous. Il ne voulait jamais rien risquer qui puisse nous nuire. Et puis le jour de sa retraite, il nous a donné un grosse part de ses économies, et il nous a dit « Vous savez les petites, la vie, elle ne prête qu’aux riches. Alors pour ce qu’il me reste, je vais jouer au riche et je vais me marrer jusqu’au dernier jour. » C’était un peu surprenant de perdre « notre père » comme ça, mais on l’a vu rire aux éclats pour la première fois depuis bien longtemps. On était contentes pour lui qu’il profite enfin. Et les petits ont des souvenirs de lui inoubliables.

Elle s’interrompt et pleure un instant.

— Vous savez, il a vraiment ri jusqu’au dernier jour.

— Merci Alexeï. Ça me fait du bien de le savoir. Je vais prévenir Svetlana.


Les pompes funèbres sont passées en début d’après-midi et ont emporté le corps. Demain nous partirons pour un dernier voyage, lui dans le corbillard, moi dans sa DS. Je le rendrai à ses filles avant de lui dire au revoir une dernière fois.

J’ai demandé à Madame Lalochère la permission d’utiliser les services de Vernon pour commencer à mettre la chambre en ordre.

— Tu sais Vernon, j’ai l’impression de devoir présenter des excuses. Il a sans doute horripilé bien des clients, ennuyé d’autres, il a peut-être gâché des vacances. Peut-être que certains ont appris sa réelle identité et sont maintenant en colère…

— Ne t’inquiète pas de tout ça. Il a surtout fait beaucoup rire les gens. Rien de très grave. Tu verras qu’ils vont en parler pendant des années, des vacances dans le Jura avec le vieux qui se faisait passer pour un comte russe, avec son accent inimitable.

— Ma femme était morte avec ma fille quelques mois avant qu’il ne m’embauche, il y a quinze ans. J’étais au fond du trou. Au début, ses pitreries, elles me donnaient envie de l’étrangler. Comme s’il ne comprenait pas que j’avais plus grave à gérer que les conneries d’un vieux schnock. Je viens de comprendre qu’il n’avait fait que me fournir des distractions, me prêter son oreille et son sens de la vie. Dès qu’il me sentait sur une pente glissante, il inventait une farce monumentale. « Diverrrrsion, » aurait-il dit.

— Alors tu vas faire quoi pour les clients ?

— Tu me vois leur dire « Je suis désolée qu’il ait peut-être donné à votre séjour une tonalité inattendue. Imposteur, impossible, capricieux, tyrannique, tonitruant. Mais peut-être garderez-vous aussi le souvenir d’un très vieux monsieur qui a vécu plus intensément que n’importe lequel d’entre nous ici. »? Je crois que je vais demander à Madame Lalochère de mettre un petit mot ou quelque chose.

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