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Nokomis Desfontaine

Chambre 6

Métamorphose

Parfois une lame s’abat, venue on ne sait d’où, qui nous sépare en deux.

✻ ✻ ✻

Je t’ai écoutée Amarok. Je suis venue sur la terre où ma mère m’a conçue. J’ai découvert l’envers des trottoirs gris des villes et des asphaltes mortes, j’ai découvert ce qui nous fait vivant.

J’ai marché les sentiers, j’ai connu sous mes pieds la roche, l’humus et la poussière, les doigts du vent ont emmêlé mes cheveux, j’ai vu le ciel immense, libéré des murs, libéré des toits, j’ai vu le ciel entier, dégagé du quadrillage rigide des rues droites et sans issues.

J’ai vu l’eau vive des ruisseaux courir et danser, s’assagir et s’étaler lac, j’ai deviné en ses dessous une autre vie. J’ai eu envie d’être sirène. L’autre jour, le roi des eaux calmes est venu me saluer. Pour un peu, je me serais jetée dans le flot pour l’épouser, épouser l’harmonie fluide de cet univers mouvant.

J’ai senti le vent sur mon front. J’ai remplacé le cordon de cuir qui attachait mes cheveux par le bandeau que tu m’as donné, celui où tu as brodé un oiseau aux ailes déployées. J’ai chaussé mes mocassins, ceux que je ne peux pas porter à Paris.  Ils ont amorti chaque pierre du chemin. J’ai couru dans les pâtures, suivant la pente, à toute allure, les yeux fermés, en écartant les bras comme si je pouvais voler.

Mon souffle a brûlé ma poitrine et j’ai appelé les larmes pour éteindre son feu.

J’ai levé la tête au ciel, j’ai mangé comme miel les rayons du soleil,  j’ai senti sous ma langue le nectar de la pluie. J’ai compris enfin toutes ces chansons que tu nous as apprises, toutes ces légendes que tu nous as contées.

✻ ✻ ✻

J’ai vu la lune et les étoiles. La lune, nuit après nuit, rétrécit un peu, et éclaire un peu moins mes pensées. Je m’assombris.
Une lame de feu s’est abattue, venue je ne sais d’où, et m’a fendu le corps en deux, depuis le col jusqu’au nombril. J’ai enroulé mes deux bras en corde autour de ma poitrine pour empêcher mon cœur de tomber, je l’ai senti battre dans ma main droite. C’est étrange d’avoir ainsi son cœur sous sa paume. Il battait trop vite et j’ai serré doucement, à peine, pour l’apaiser. Il a repris sa place et j’ai serré mes bras plus fort pour remettre bord à bord les deux moitiés de mon corps fendu. J’ai crié. J’ai crié et Naya est venue lécher mes plaies, et me voici à nouveau une.

✻ ✻ ✻

Je crois que j’ai grandi, mais je ne comprends pas qui je suis devenue.
Je m’appelle Nokomis. Nokomis Desfontaine.
Ma mère s’appelait Kishi. Kishi Desfontaine.
Son âme est sortie de sa bouche. Depuis longtemps son âme est sortie de sa bouche.
Mon frère. J’ai un frère.
Mon frère s’appelle. J’ai un frère jumeau. Il s’appelle. Il s’appelle Yahto.
Yahto est dans la grotte. Je lui ai laissé une flèche à pointe d’argent et il peut entrer et sortir à son gré.
Yahto est un enfant bleu. Pour la première fois, son regard se pose sur le bleu sans limite d’en haut, qui s’étale à l’infini et soutient les ailes des oiseaux, sur le bleu sans limite d’en bas, qui court ruisseau, torrent ou cascade, sans jamais s’arrêter de chanter.
Yahto et moi nous n’avions jamais quitté Paris.

✻ ✻ ✻

Bientôt, ma mère la nuit bientôt mangera la lune, et nous irons la voir, Yahto et moi. Nous libérerons son esprit et elle fera ses premiers pas dans la lumière blanche. Nous n’avons plus besoin d’elle désormais.
Nous sommes adultes.
Nous avons eu vingt ans aujourd’hui.

C’était aussi l’anniversaire de la petite de l’aubergiste, quelqu’un l’a annoncé sur le tableau d’affichage. Elle a eu dix ans. J’ai fabriqué un attrape-rêves avec la toile d’une araignée et quelques perles de lune. Yahto y a ajouté des plumes bleues.

✻ ✻ ✻

Yahto et moi sommes devenus adultes. Quand ma mère la nuit aura mangé ma mère la lune, nous libérerons Kishi.

 

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