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Hugo Loup

Chambre 19

Cupidon nippon


Je me suis dit, en arrivant dans cette la première chambre, que j’utiliserai ce carnet pour y coucher mes pensées, mes questions, mes possibilités. C’est aussi devenu un endroit pour raconter les évènements marquants de ce séjour. Ce n’est pas toujours facile de les choisir. Pas toujours facile de déposer ici les évènements et leurs ressentis et émotions. Je m’y efforce, me laissant parfois déborder par mes pensées. J’ai l’impression que mon cerveau a saisi cet exercice pour se laisser aller à toutes sortes de pensées, en permanence. Souvent l’impression qu’il part dans tous les sens. Il m’arrive de ne plus arriver à le canaliser. C’est épuisant la plupart du temps. C’est aussi magique. J’ai l’impression de me découvrir, autre, encore plus “fantasque”, enfin plus dans l’émotion, le ressenti. Comme si une vanne avait été ouverte.

Aujourd’hui, j’ai décidé d’embêter ce cerveau trop actif. J’ai décidé de lui imposer un exercice difficile. Décrire ce que je connais depuis douze ans, qui est devenu un automatisme dès que j’entre sur le shajo[1]. Ma pensée, ma main doivent s’efforcer de suivre, en quelque sorte, la Voie de l’arc, Kyudo .

J’ai déjà écrit ici le pourquoi du comment. Mardi matin, Gaston, Adèle, mon arc et moi nous sommes allés à Pollox, là où avait lieu l’initiation au tir à l’arc depuis 9 heures. Je devais faire une petite démonstration à 10:30. J’avais du temps pour me préparer.
Comme pour tout sport, l’échauffement est obligatoire. Comme pour tout art martial, la concentration, l’intériorisation est primordial. Pour cela, je me suis mise à l’écart.
Après avoir attaché mes manches de kimono à la japonaise, effectué quelques étirements, j’ai pris le temps de faire le vide en moi, concentration sur la respiration, relâchement de toutes les tensions. Puis enchainement de Taikyokuken.
L’heure approche. Je finis de me préparer, je sors mon arc de sa protection, le prépare. J’ajuste ma tenue. Kimono et hakama, tabi et gant, sans oublier ma protection de poitrine. Une des animatrices explique en quelques mots l’objet de ma démonstration. C’est à moi. J’oublie les spectateurs. Le cérémonial peut commencer.

J’avance lentement, jusqu’au “pas de tir”, je salue vers le public, puis vers la cible.
Placée de profil, mon arc tenu de la main gauche tandis que la droite tient les deux flèches. Chaque main repose sur sa hanche, souplement, les bras en arc de cercle.
Ma tête se tourne vers la cible. Afin de s’enraciner dans le sol, les pieds s’écartent en glissant, lentement, de la largeur de l’allonge. Je prends le temps d’équilibrer le bassin, dans l’alignement de mes épaules, le dos parfaitement droit.
Quittant la cible des yeux, je pose le bas de l’arc sur la cuisse gauche, puis j’amène la flèche vers la main qui pince la poignée de l’arc, l’index pointé à l’horizontal, puis la fait glisser jusqu’à l’empennage. Il s’agit alors de pousser vers l’arc jusqu’à pouvoir mettre dans l’encoche la corde. Celle-ci est coincée dans le crochet du gant, la deuxième flèche par le petit doigt, tandis que je tourne la tête vers la cible que je ne quitterai plus des yeux.
Pendant cette préparation je m’applique à respirer lentement, en pleine concentration. Je n’ai plus vraiment conscience de tout ce qui m’entoure, les bruits sont étouffés. Je me mets à l’intérieur de moi-même. Tout en douceur.
C’est là que l’arc est élevé au dessus de la tête dans une respiration régulière, préparation au tir. Puis l’abaisser vers la gauche, en un lent mouvement dessinant un arc de cercle. Simultanément les bras exercent un mouvement inverse : pousser l’arc à gauche, tirer la corde à droite. La flèche descend alors au niveau de la commissure des lèvres, contre la joue. L’extension est maximale, la corde ne grince plus.
Je sais qu’il me faut alors maintenir l’extension jusqu’à l’harmonie. Lieu, corps, esprit, arc, flèche, cible ne font plus qu’un. Je, n’existe plus en tant que tel, il appartient à ce tout qui n’est qu’un. L’énergie est accumulée alors que je ne bouge pas.
C’est lorsque l’harmonie est parfaite que la corde se libère de la main droite qui poursuit le mouvement. Tandis que mes bras sont dans un parfait alignement horizontal, mon regard suit la flèche, ma concentration est toujours intense.
L’arc s’abaisse alors, je reviens dans la position initiale. Il me reste une flèche.

Je marque une pause destinée à respirer profondément, me reconcentrer, détendre mes muscles, m’enraciner de nouveau dans le sol.
La chorégraphie lente et harmonieuse reprend pour le deuxième tir. Lorsque je reprends la position après l’abaissement de l’arc, je prends quelques secondes pour détendre mon corps, revenir au monde. Je, existe de nouveau.

C’est là que j’entends les applaudissements. Je salue comme à mon arrivée. Cette fois d’abord vers la cible, puis vers le public. Je ne distingue personne, je ne suis pas entièrement redescendue. Je ne suis pas habituée à ce genre d’exercice. Je n’ai même jamais fait de compétition. Là n’est pas l’intérêt de ma pratique.
Je suis la Voie pour ce qu’elle m’apporte de concentration, de conscience, de discipline, de force mentale et physique aussi. Pour une certaine philosophie, spiritualité, peu importe le nom. J’en suis les trois buts que sont la vérité, la vertu et la beauté. On l’appelle parfois le Zen debout.

Gaston me rejoint alors que je range mon arc. Il semble fasciné par la manière d’enrouler le tissu autour, j’imagine que c’est la même émotion que moi la première fois que j’ai vu faire. Tourner l’arc et non pas le tissu c’est juste un coup de main à prendre. Je souris. Je suis sereine. La Voie a encore et toujours le même pouvoir sur moi.
Gaston se déclare porteur d’arc officiel, clin d’œil à l’appui. Sait-il la confiance que j’ai en lui pour l’accepter ?

Note

[1] Dojo, “pas de tir”

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