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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Gig


C’était une nuit de pleine lune. Il faisait horriblement chaud. J’étais debout, non loin du centre de ce Sanctuaire. Elle était là, aussi. Minuscule et géante à la fois. Nue et ses longs cheveux détachés. Elle me mettait en joue de son arc et de sa flèche. Le grand loup, mon frère animal, était présent également, à ses côtés. Il paraissait presque aussi grand que cette belle et irréelle archère juvénile, prêt à bondir.

— Hugo ?
— Ne bouge pas, Gaston. Surtout, ne bouge pas. Ne te retourne pas. Je peux l’avoir. Je sais que je peux l’avoir…

Nous n’avions pas prononcé ces mots. Ils n’étaient pas même des murmures. Nous étions trop éloignés pour que nos bouches les prononcent, nos oreilles les entendent. Ce n’étaient que nos pensées que nous percevions, nous échangions.

Je sentis une masse lourde et sombre fondre sur moi, dans mon dos. Sous son souffle froid, mon sang commença à geler dans mes veines, mon cœur s’était durci et arrêté. Dans ma tête chantaient les chœurs des ténèbres. Le loup se mit à hurler, déchira ce voile sonore qui m’hypnotisait. Paralysé, je regardais Hugo. Pétrifié, je regardais Hugo.

— Fais-moi confiance, Gaston. Je t’en prie.
— Tire…

Seule la lueur de son regard tremblait derrière les larmes dans ses si beaux yeux gris. Son corps était aussi tendu que la corde de son arc, sa main ferme et assurée. Elle décocha sa flèche au moment même où je commençais à ressentir la morsure glaciale et mortelle de mon ombre démesurée et inhumaine.

Je me redressai brutalement dans mon lit, gobant la plus grande quantité d’air possible, comme au bord de l’asphyxie, comme émergeant d’une trop longue apnée.


Charlie était là, au pied de mon futon. Assise en tailleur, bien droite, presque raide. Je ne saurais dire depuis combien de temps déjà. Je remarquai les nuages noirs et lourds au-dessus du lagon. Les rivages étaient rouges. Il avait dû y pleuvoir abondamment. Posé ouvert sur ses cuisses, le vieux fusil de chasse de Papigus. Dans sa main à l’attelle, mon carnet noir, elle y avait son pouce glissé pour marquer la dernière page écrite. Dans sa main gauche, les deux cartouches de chevrotine. Je la vis incliner légèrement son poignet pour ouvrir, puis redresser le carnet et elle commença à lire à haute voix mes propres mots errants, incohérents et fous.

— Tu peux me dire ce que c’est, ça. S’il te plaît ? Tu me disais que tout allait bien. Que tout était sous contrôle. Alors, maintenant, explique-moi ça. Explique-moi aussi pourquoi j’ai trouvé ce fusil dans ton lit, dans ta main. Chargé, en plus. Gaz’, je t’en prie. Parle-moi.
— …
— Dis quelque chose, bordel !
— Je ne sais pas, Charlie. Je ne sais vraiment pas. Je ne comprends même pas pour le fusil. J’ai l’impression que tu te fous de moi, pour tout te dire…
— Que je me fous de toi ?! Non mais… Je rêve, là ! C’est pas possible ? Tu n’es pas possible !
— …
— Puisque tu sembles bien vivant, j’espère qu’on ne va pas découvrir d’autres cadavres que ces deux bouteilles de whisky vers ta caisse de chevet, au moins…
— …

Deux bouteilles ? Mais comment était-ce seulement possible ? J’avais bien l’impression d’avoir la tête un peu sous cloche, certes. Mais pas la sensation d’une terrible gueule de bois. Je ne me souvenais vraiment pas d’être allé récupérer ce fusil, non plus. Et comment aurais-je pu, sans prendre le risque de les réveiller, Léo et elle ? Je rêvais encore, non ? Un rêve dans un rêve. Ça devait être ça. Ça ne pouvait être que ça. Je pris soudain conscience de l’heure avancée et saisis mon téléphone pour vérifier.

— Ne t’en fais pas. Léo s’est chargée de la tournée des livraisons du matin. On a fait les poches de ton jean pour récupérer les clés de Toyo.
— Tu veux me faire croire qu’elle a pris le Toyota, là à côté de moi dans cette grange, et que je ne l’aurais pas entendue partir ?
— Tu n’as pas bougé d’un poil. Pas bronché non plus. Heureusement qu’on avait vérifié ton pouls auparavant, d’ailleurs !
— Merde…
— Tu l’as dit, bouffi !
— …

Je ne parvenais toujours pas à me remettre les idées en place. J’admettais encore péniblement que je n’étais pas vraiment dans un rêve dans un rêve, et je pataugeais encore lamentablement dans un résidu poisseux de sommeil exagérément imbibé.

— Va donc te doucher et te changer. Tu en as bien besoin. Tu pues la vinasse et le vieux fauve. C’est pas le genre de fumet matinal qui risque de me réconcilier avec les mâles de l’espèce.
— …


Nous formions un drôle d’équipage pour rejoindre la maison, à une allure d’une lenteur méditative. Charlie, en caleçon et t-shirt fétiche, avec un fusil de chasse sous son bras gauche et dans son prolongement une boîte de cartouches dans la main, serrant ma main gauche dans son attelle, et moi, mon t-shirt de la veille sur l’épaule, faisant tinter les deux litrons de single malt vides en les tenant entre les doigts de ma main droite, par le goulot.

— Tu as lu la lettre, alors ?
— Non. Même pas ouvert l’enveloppe.
— Oh…

Elle eut du mal à dissimuler l’inquiétude qui envahit alors son regard. Outre mon sourire, je ne cherchai pas à la rassurer.


Il n’était déjà plus très loin de 11 heures lorsque je longeai cet immense mur d’enceinte et parvins enfin devant un lourd et large portail. Un lecteur de carte se situait sur un petit îlot central. Deux caméras, au moins, semblaient couvrir l’entrée et la proximité directe de la rue. Je glissai la carte (que je n’avais pas oublié de prendre, bel exploit pour ce matin) et attendis l’ouverture du portail. Ce dernier s’ouvrit sur une allée goudronnée donnant sur un petit parc coquet et, à moins d’une dizaine de mètres… Un véritable poste barrière avec sa guérite centrale. Nathan a pété les plombs ou quoi ? Alors que je m’apprêtais à baisser la vitre pour m’annoncer, la barrière se leva d’elle-même et je remarquai la borne de lecture laser des plaques minéralogiques. Oui. Nathan a pété les plombs. L’un des « gardes » se contentant de me saluer d’un hochement de tête alors que je relançai doucement quelques tours moteur. Je me souvenais avoir enregistré également la plaque du Toyota au moment de l’activation de cette carte simili titane. Juste au cas où. Faudrait que je demande si toutes ces données sont bien encadrées et conformes au RGPD, tiens…

L’hôtel particulier était une grande demeure sur trois étages et des combles hautes. Un mélange de vieilles pierres ajustées à l’ancienne et de métal et de verre des plus contemporains. L’ensemble était réussi, parfaitement équilibré, raffiné, sans chercher le clinquant. Une allée en fin gravier blanc avait pris le relais sur celle bitumée et, plus j’avançais, plus je devinais un parc magnifique plongeant jusqu’aux berges du Léman. Cet endroit devait valoir une fortune. Il avait dû nous coûter une blinde. Malgré tout, je devais admettre qu’il s’agissait d’un magnifique écrin qui, bien que luxuriant et luxueux, échappait à l’adjectif ostentatoire. Je souris en pensant à Einar. Je souris en m’apprêtant pour la petite pique que ne manquerait pas de m’adresser Nathan à la première occasion. Je garai la Skoda guère loin du perron, saisis ma besace et me dirigeai vers une immense double porte (blindée et bulletproof ?), moitié métal noir mat et verre dépoli. Seule une discrète plaque en titane sur un coin de mur mentionnait gig. Il sait tout de même y faire, le British.


Sans surprise, il faut badger pour déverrouiller cette porte massive mais à l’ouverture assistée (et à la fermeture automatique !). Et là… Un portique de sécurité ! Non mais c’est quoi ce bordel ? Il y a une réserve d’or au sous-sol ou bien ? J’avise le malabar juste derrière. Version patibulaire, presque une tête de plus que moi et une carrure démesurée, la mâchoire carrée et serrée, une brosse courte, le regard sombre et perçant. Une vraie gueule de militaire dur à cuire, comme on en trouve dans les Blockbusters. Et là, forcément, à mon passage, ce con de portique se met à biper. Ben voyons. Je recule et pose ma besace dans l’un des bacs en plastique qui se trouvent sur ma gauche. Logiquement, ai-je envie de dire. Mais je n’y ai pas pensé et ne l’avais pas remarqué. Monsieur Muscle a déjà saisi son détecteur de métaux portable et se rapproche. Je le regarde droit dans les yeux et m’entends lâcher un :

— Halte là ! J’ai droit à une seconde chance.

Il s’arrête et tripote son talkie, alors que je me réengage sous le portique. Qui bipe. Saloperie. Putain de saloperie. Et sans crier gare. Je m’énerve.

— Vous allez me dire qu’il faut également que j’enlève ceinture, chaussures, et tout le pataquès, sérieusement ? Vous faites biper, vous, avec votre plug anal ?

Le type fronce les sourcils. Tripote à nouveau son talkie. OK. Signal. S’approche en tendant son détecteur, accompagnant son geste d’un Monsieur, s’il vous plaît que je trouve particulièrement condescendant et insultant.

— Approche-toi de moi avec ça, mon pote, et je te casse les dents avec…

Merde. J’ai dit ça, moi ? Ça va pas bien ! Et pourtant, je plante mon regard dans le sien comme si j’étais prêt à l’égorger et je crois presque y lire de… la crainte ? Au fond de moi, je sais très bien que je ne fais pas le poids. Je n’arriverais pas à lui en coller une seule que je serais déjà au sol totalement immobilisé. Et pourtant, là, tout de suite, j’ai l’impression impossible de sentir l’odeur de sa peur. Et je trouve le moyen de me poster juste sous le portique, faisant paniquer l’alarme du truc. J’entraperçois alors son quasi-jumeau sur le point de nous rejoindre, comme sorti d’un des murs. Mais, t’es vraiment con, Gaston, ou quoi ? La visite va être des plus express et sans doute guère confortable, là…

Et au moment même où je comprends dans quelle merde je me suis foutu, j’entends le bruit et le clairon de la cavalerie qui accourt à ma rescousse. Elle est grande, blonde, un carré court déstructurée, une étroite robe fuseau ouverte sur sa cuisse droite délicieusement cuivrée, elle arrive cependant à courir et à faire claquer ses talons sans la moindre maladresse. Annabelle. Sauvé par Annabelle. Cette histoire risque encore de me coûter cher.

— Laissez, Abel ! Laissez ! C’est Monsieur Gumowski !

Je vois GI Joe se décomposer. Ah ben oui, mon gars. Gumowski. Comme dans Gunnarsson Irving Gumowski. Je ne m’étais pas annoncé ? Et j’atterris à ce moment-là. Enfin. Je redeviens moi-même et ne sais vraiment plus où me foutre, face à ce type qui faisait juste son boulot, consciencieusement et avec tact qui plus est. En plus d’être con, je perds les pédales. C’est clair.

Annabelle arrive à mes côtés, me prend le bras et me décolle de sous ce portique qui hurle encore de mes conneries.

— Désolé, Abel. J’aurais dû vous informer de sa venue.
— Aucun problème, Mademoiselle Desgranges. Mes excuses, Monsieur Gumowski.
— Non, non, Abel. C’est à moi de vous présenter des excuses. Sincèrement. Et saluez bien votre frère aîné de ma part, voulez-vous ?
— Plaît-il ?

Et cette grande tourte d’Annabelle de pouffer et de me glisser à l’oreille « Au moins, tu es toujours aussi con… », en me gratifiant d’une fessée.

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