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Roch Enjalbert

Chambre 1

Et là sur le papier

Évidemment, cela ne pouvait pas durer. Malgré la discipline de fer que je me suis imposée pour ne penser qu’à l’instant présent, qu’à ce m’entoure, les petits oiseaux, le bleu du ciel, le jaune des tournesols, le vert des arbres, j’en passe et des meilleures platitudes, la réalité est revenue se rappeler à son bon souvenir. Elle n’est pas venue franche et directe en sortant du petit bois derrière l’Auberge, non ! Elle est revenue par petites touches imprimée dans mon cerveau sans que m’en rende compte.

T’as vu, je n’arrive même pas à écrire correctement, j’en mange les mots. Merde, pas envie de raturer et de reprendre. Il est tard. Le croissant de lune devient maigrelet. J’ai chaud. J’aurais pas dû finir la bouteille. Oui, avec l’équipe, on s’est pris une veste aux municipales mais bon c’est normal que les gens veuillent du changement… Oui, tout seul, je me suis pris une veste en étant débarqué du comité de rédaction, mais bon c’est normal que les gens (le lecteur? le réac chef?) veuillent du changement…

Je me sens vide, je suis vide mais ce n’est pas à cause de ces claques. ça fait mal, tu te sens vieux mais on s’en remet ; j’ai toujours le job, j’ai les amis… Je suis venu ici pour respirer, retrouver l’énergie qui en avait pris un coup, c’est sûr. D’où le régime dodo, sport et rando

J’ai recroisé le couple de profs, les Biraben. Très matinaux sous le patio, ils travaillaient. Apparemment, ils avaient du retard à rattraper. Chacun sur son ouvrage, et pourtant si complémentaires. Ils sont… si beaux. Il n’y a pas d’autres mots. Cela m’avait déjà frappé quand je les avais quitté devant la fruitière, lorsqu’ils sont montés dans leur voiture. Ils étaient eux. Je n’étais rien. Un pintre. C’est ma réalité. Celle qui est revenue et que je prends en pleine poire.

Je suis vide depuis 15 ans maintenant. Je suis vide depuis que le médecin avec son fort accent… je ne comprenais que tchi. Je ne voulais pas comprendre. Putain, Carmen, pourquoi tu nous a fais ça? Pourquoi, ça nous est arrivé?

Je n’ai pas d’enfant. Je n’aurai pas de petits-enfants. Et je ne t’ai plus, toi qui emplissait ma vie. Même de loin, même depuis ton taff du bout du monde. Encore aujourd’hui, en fermant les yeux, je peux frémir à ton odeur ; je ne sens plus le papier du carnet sous mes doigts, mais le grain de ta peau … comme s’il s’était tatoué dans mes nerfs. J’ai mal parce que ce fut brutal ; j’ai mal parce qu’il n’y avait rien ni personne, il n’y a eu rien ni personne pour te remplacer. Juste un vide. Un vide dans lequel je ne voulais pas plonger.

La douleur l’a comblé pendant longtemps. Puis la vie continue, animale ; j’ai regardé devant ; je me suis occupé : le sport, le comité des fêtes, le village ; le taff. Quelques rencontres qui ont duré plus d’une soirée. Comment veux-tu reconstruire une vie qui n’a plus de fondation. Sur du sable? Et quand le sable coule?

Le vide est revenu, Carmen. Le miroir de ton absence. Nous n’avons pas construit ; nous n’irons jamais visité ensembles, et plus vieux, des producteurs de fromage ; nous ne monterons pas, âgés et précautionneux l’un envers l’autre, dans notre voiture. Je ne pensais pas qu’après toutes ces années, tu me manquerais toujours autant. Et que ce que nous aurions pu construire me manquerait aussi

Tu sais, ça fait longtemps que je n’ai pas appelé tes parents. Il faudrait que je le fasse. ça ne changera pas grand chose mais nous sommes encore, quelque part, un peu une famille.

J’ai encore mal. Mais il faut que je vive avec ce vide. Voilà. Voilà un peu de ce j’entrevoie, ici au milieu de ces putain de sapins. L’air est lourd, ma tête aussi.

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