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June East

Chambre 17

Il a dit Oui !

Ça y est, j’ai à nouveau pris du retard dans la rédaction de ce carnet… Cette fois-ci, cela s’impose sans hésitation, ce sera l’ordre chronologique des événements importants (bon, pas forcément les plus importants ou marquants, car sinon je vais encore noircir des pages et des pages sur mes états d’âme). Le retard est tout de même très relatif. Mes dernières lignes remontent à lundi soir et nous sommes mercredi matin. Faut dire qu’il se passe tellement de choses dans cette auberge du Jura. À croire que des marionnettistes s’amusent à tirer malicieusement les ficelles de nos vies pour nous faire courir dans tous les sens en nous donnant à vivre les pires ascenseurs émotionnels. Alors fatalement, ça laisse peu de temps pour coucher tout cela sur papier.

Je profite du sommeil d’Éric pour gribouiller un peu. Dans l’ordre, on a dit !


Hier matin, Éric a enclenché le mode Confidence Sur l’Oreiller pour m’annoncer la découverte inopinée de sa potentielle paternité. Le genre de situation où tu remets fissa ta casquette d’actrice pour la jouer aussi décontractée que possible. Inutile de lui coller la pression avec mon ressenti tant qu’il y a un doute. Pas la peine de rajouter du drama au drama.

Je ne sais même pas ce que j’en pense d’ailleurs. La dernière fois, j’écrivais que dans un couple on devait tout pouvoir se dire et tout accepter du passé de l’autre. Voilà que le Karma me met à l’épreuve de mes propos. Karma is a bitch ! Si j’y réfléchis deux secondes, il aurait très bien pu être marié et divorcé, quelle importance ! À son âge, ce serait même plutôt dans la norme. Alors, un fils de vingt-cinq ans, franchement, ça fait partie du package. Au moins, cet âge-là, il est propre, comme dirait ma copine SacripAnne. Le vrai truc à craindre est surtout le potentiel retour de l’ex cachotière. Tant qu’elle reste hors-champ, no souci. Je ne peux même pas lui reprocher d’avoir été un mauvais père absent puisqu’elle n’a pas eu la correction de le prévenir.

Oui, j’ai bien fait de la jouer cool. En plus, comme ça, c’est fait ! Son bagage génétique est transmis, il ne viendra pas m’ennuyer les ovaires avec ça. Win-win ! Une petite voix dans ma tête me signale que je suis en train de me projeter sur le long terme là. Je lui ai répondu d’aller se faire cuire le cul.


Dans le parc de Pollox, la foule s’était rassemblée pour assister à une animation de tir à l’arc. Bizarrement, je m’attendais à une reconstitution médiévale avec costumes d’époque ou traditionnels du Jura. Les a priori, parfois. Aussi je fus surprise de voir débouler une fille de l’auberge (celle qui avait surpris Éric en caleçon) habillée d’un genre de kimono et armée d’un arc somptueux. Sa prestation fut impeccable, du grand art maîtrisé dans les moindres gestes. Je ne pus m’empêcher de noter la présence de Gaston face à nous dans l’assistance. Il accompagnait la petite Adèle. Cantona semblait avoir retrouvé la lumière qui éclairait son visage, les nuages que j’avais décelés au début du mois se seraient-ils éloignés ? Le regard qu’il posait sur l’archère était si intense que je me demandais si elle était la responsable de ses tourments d’alors ou si elle était justement celle qui avait réussi à atténuer des cicatrices. Mystère. La belle archère aurait reçu une standing ovation si nous n’avions pas tous déjà été debout. Gaston à lui tout seul applaudissait pour quatre. Sa félicité apparente faisait plaisir à voir. Pourvu qu’elle dure.

Éric me mit un coup de coude dans les côtes et du menton me désigna un jeune homme non loin d’Adèle. La surprise du chef, le fils mystèrieux. En effet, il pouvait évoquer Pierre Niney. Beau gosse. Indéniablement. Ressemblance ? Possible. Mon observation fut interrompue par l”animatrice de l’Union Sportive de Pollox. Elle venait de choisir Javot pour premier cobaye de l’initiation. Il tenta de se dérober, mais bien entendu, elle pouvait compter sur moi pour le sacrifier sur l’autel de la solidarité féminine : « Allez Guillaume Tell, fais pas ta chochotte ! ». Les consignes de tir et sa concentration durèrent un temps infini. Le pauvre semblait pétrifié. Encore trois minutes et je me serais sentie obligée d’aller à sa rescousse…


XX. Extérieur jour / Parc de Pollox

Richard bande son arc et s’interrompt juste avant de sortir une flèche du carquois. Il réclame le silence de l’assistance.

Richard

Vous ! Mademoiselle !
Accepteriez-vous d’être mon assistante dans mon numéro de Guillaume Tell ?

Le public encourage Lauren à consentir. Richard se dirige vers elle, la prend par la main et la conduit devant la cible. Là, il place une pomme sur sa tête.

Richard, en chuchotant

N’aie pas peur, chérie. Tout va bien se passer.

Lauren, en chuchotant

Heu, t’es sur de ton coup, là Richard ?

Richard, en chuchotant

Tu me fais confiance ou pas ?

Après une seconde de réflexion, Lauren lève gracieusement le bras droit et ferme les yeux.
Richard retourne sur le pas de tir. D’un geste précis, il sort une flèche du carquois, la place sur l’arc. Sans hésiter un instant, il écarte les doigts, la corde siffle et la flèche vole en direction de Lauren.

Lauren, dans un souffle

Ahhh !

La flèche a manqué la pomme pour venir se figer dans le cœur de Lauren. Le fruit tombe de sa tête et roule sur le sol devant un public médusé. Les mains de Lauren encerclent le bois de la flèche, le sang gicle à travers ses doigts et macule sa jolie robe de lin. Lauren fait un pas en avant. La flèche reste plantée dans la cible et s’enfonce dans sa poitrine comme elle fait un autre pas vers Richard.

Lauren, dans un souffle

Ahhh !

L’empennage de plume a traversé le dos de Lauren. La pointe de la flèche est toujours plantée dans la cible. Lauren continue d’avancer lentement vers Richard. L’assistance sort de sa torpeur, des voix s’élèvent. Richard accourt vers elle et la prend dans ses bras. Il l’embrasse. La blessure de Lauren se referme et sa robe de lin retrouve sa couleur immaculée. La foule acclame.
Gros plan sur la cible, la flèche a frappé le centre.

Coupez !
On la garde ou pas ?

_______________

 

Les applaudissements m’ont sorti de cette terrible hallucination. Il a fait Bullseye ! Sa fierté n’avait d’égal que sa stupéfaction. Pendant qu’il savourait sa chance du débutant, je pensais qu’il commençait sérieusement à déteindre sur moi…

Sa gloire fut de courte durée, la petite Adèle prit la parole pour annoncer son anniversaire. Les applaudissements redoublèrent, ce qui mit en joie la gamine qui dans un élan invita qui le souhaitait à venir partager son gâteau. J’espérais que la talentueuse cuisinière de l’auberge en avait été informée.

Je serais bien restée voir les autres clients s’exercer à l’arc, mais Javot s’était mis dans la tête de retrouver son Niney. Je l’abandonnais à une terrasse du Café des Sapins le temps d’aller trouver un cadeau pour Adèle.

 


Je passais à la Librairie de Pollox avec l’idée d’offrir un bouquin sur le cinéma à la gamine. Mais une couverture rose avec trois poings de femme avait attiré mon attention. L’Art du Féminisme : un livre sur les luttes féministes vues à travers le prisme des images. J’ai repensé à la remarque d’Adèle lors du tournoi de pétanque. Oui, ce serait parfait.

Pendant que la libraire nouait l’emballage cadeau, une voix masculine dans mon dos m’interpella : « Tiens, vous êtes de retour ? ». Le Nicolas Duvauchelle du bar de Pollox, je l’avais complètement zappé celui-là avec ses bras tatoués.
— Je ne suis jamais partie, mentis-je effrontément.
— Encore avec le drôle de petit bonhomme ?
Toujours aussi gonflé le mec. Il faisait allusion à Paul Dindon certainement. Puisque j’avais commencé à mentir, autant continuer sur ma lancée.
— Mon mari ? Oui, oui. Je dois le rejoindre d’ailleurs. Bonne journée.
Je pris le paquet cadeau et la fuite.

 


Éric était toujours assis à la table sur la terrasse extérieure du bar. Face à lui, Pierre Niney. Le verdict était-il tombé ?
— Je te présente Pierre, dit-il en haussant le sourcil pour souligner l’ironie du sort. Pierre, June, une amie.
— Enchanté !
— Pareillement.
Il s’était redressé et me tendait sa main. Le même regard que Javot quand il est dans une situation inconfortable. Oui, c’était possible. Awkward much ? Sus, tous aux abris ! Alarm, alarm ! Je me suis dégonflée. Après tout, je n’étais qu’ “une amie”.
— Vous savez quoi, les garçons ? Vous avez besoin de discuter et ma présence vous gênera plus qu’autre chose. Déjeunez ensemble ce midi, faîtes le tour du lac… Je ne sais pas moi, jouez au ballon !
— Je t’assure, tu peux rester, June.
— Non, non, tu me connais, je vais finir par dire n’importe quoi et te mettre mal à l’aise. D’ailleurs, j’ai commencé. Pierre, excusez-moi de vous faire faux-bond. Je crois savoir qu’il se peut que nous soyons amenés à nous revoir. Ce sera avec plaisir. Vous ne m’en voulez pas ?
— Je comprends. Aucun souci.
— Toi, on se retrouve plus tard ? Chambre 17 ?
Puisque nous réclamions l’égalité avec les hommes, je revendiquais là mon droit à l’usage de la lâcheté masculine en prenant la poudre d’escampette. Je pris soin tout de même de déposer un baiser sur la bouche de Javot en leur souhaitant à tous deux une bonne après-midi. Tiens, tu veux de l’amical, en voilà !

De retour à l’auberge, j’ai occupé mon esprit le nez devant ma tablette. N’importe quelle série ferait l’affaire.


Il est rentré en début de soirée. J’étais sous la douche. Il s’est approché :
— Je peux te rejoindre ?
— Oui.
Il s’est déshabillé. Ses bras serrés autour de moi, l’eau ventousait nos corps l’un contre l’autre.
— Alors ?
— Pas maintenant. Pas comme ça. S’il te plaît.
— Okay. Quand tu veux.
Il m’a embrassé. Longtemps. Et avec l’eau qui te coule sur le nez, autant dire que tu t’entraînes pour un concours d’apnée.
— Juste un truc. Maintenant, comme ça, s’il te plaît.
— Quoi ?
— Tu veux que je sois ton amoureuse ?, dis-je un peu sur le ton d’une écolière.
Il a ri.
— Non, sans blague, Javot ! Appelle-moi comme tu voudras, ton amoureuse, ta copine, ton amie, ta nana, ta meuf, ton parfum… Mais plus jamais “une amie”.
— Que toi et moi et personne d’autre ?
— Ça, je m’en fous du moment que tu ne me mens jamais.
— Okay.
— Je suis chiante, hein !
— Oui.

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