Je lui ai dit « Alors je vous offre le petit déjeuner. » C’était ridicule, je le savais, mais sur le coup je n’avais pas de meilleure idée et je ne pouvais pas la laisser partir comme ça, sans qu’elle sache que je l’avais entendue.
Mme Lalande m’a regardée, interloquée, puis son visage s’est illuminé en un bref mais franc sourire, ses yeux pétillant d’un rire retenu.
« Ah, exactement ce qu’il me fallait, un petit déjeuner gratuit. Tout s’arrange finalement ! »
Ce bref moment de gaité l’avait distraite quelques instants de sa panique. Pour me consoler un peu de ma sortie idiote, je me suis dit que je lui avais au moins permis ce petit moment de répit.
À travers ses propos désordonnés et ses phrases incomplètes, j’avais compris que la veille elle avait interverti les destinataires de deux mails, l’un à une femme qu’elle avait aimée puis quittée il y a cinquante ans et avec laquelle elle avait repris récemment contact, l’autre à ses enfants. Elle l’avait réalisé juste avant de descendre pour son check-out, quand l’amie avait répondu à son message pour lui signaler la méprise.
Dans le mail à ses enfants elle faisait simplement état de son retour imminent et de son désir de leur parler. Elle ne leur avait jamais raconté cet épisode de sa vie et comptait le faire de vive voix à cette occasion. Dans le mail à Pascale (« Elle s’appelle Pascale, mais nous l’appelions Lumière en secret »), elle se déclarait prête à la revoir, ouverte à ce qu’il adviendrait de ces retrouvailles.
Elle était bouleversée par les conséquences de sa bévue, le rejet possible de ses enfants. Je voulais l’aider et tout ce que j’ai réussi à dire c’est que je lui offrais un petit déjeuner.
Jeanne, toujours au top…
Allez, allez, tu peux faire mieux que ça. Tu DOIS faire mieux que ça.
« Votre histoire me fait penser à A Secret Love. J’ai beaucoup aimé ce documentaire.
— Oui j’en ai entendu parler, il faut que je le regarde.
— Et recommander à vos enfants de le faire, peut-être ? Ou le regarder ensemble ?
— Peut-être, je ne sais pas. J’ai besoin de réfléchir à ce que je vais leur dire, maintenant qu’ils savent.
— Ils ne seront peut-être pas si étonnés ? Ça me rappelle qu’avant de faire son coming-out, mon frère nous avait “innocemment” fait regarder Pride en famille. Nos parents étaient militants syndicalistes, il pensait que montrer cette convergence préparerait le terrain.
— Et ça a facilité les choses ?
— Si on veut. Une fois le film fini ma mère a soupiré bruyamment et elle a dit qu’il les prenait vraiment pour des cons et qu’il était vexant. Il a fallu qu’il se justifie tout le week-end d’avoir pensé que les parents ne l’avaient pas compris depuis longtemps… Curieusement, ils ont un peu moins bien réagi quand je leur ai dit quelques années après que j’étais bi. Ce n’était pas de la réprobation morale mais ils voyaient ça comme un signe d’instabilité, pas comme une identité sexuelle. Ça les inquiétait.
— Oh ! J’en suis désolée pour vous… »
Elle est attendrissante cette femme. Voilà qu’elle se fait du souci pour moi et se creuse la tête en cherchant comment manifester son soutien, bien inutile pour ce qui me concerne. C’est loin. C’est mâché et avalé. Je l’avais vue faire de même avec la jeune femme un peu perdue partie il y a quelques jours et avec la vieille dame qui s’était remise au vélo. Mais son angoisse l’envahit à nouveau :
« Si seulement mes enfants pouvaient avoir le même type de réaction avec moi que vos parents avec votre frère… En tout cas ça n’aurait certainement pas été le cas des miens…
— Et c’est encore loin de se passer aussi bien pour tout le monde, hélas.
— Oui, hélas. Pascale veut monter un centre d’accueil pour ces jeunes rejetés par leurs familles. J’aimerais beaucoup l’y aider.
— Ça vous irait comme un gant ! Parlez-en à vos enfants, parlez de vos projets. D’après ce que vous m’avez dit du contenu de la lettre à Pascale, ils verront bien que vous avez sincèrement aimé leur père, que votre histoire avec lui n’était pas une imposture. Ils seront sûrement heureux pour vous de cette chance que vous offre la vie. »
Je me réprimandais intérieurement : depuis quand je me mettais à donner des conseils aux clients ? Et depuis quand je leur racontais ma vie ? L’histoire de Mme Lalande m’avait beaucoup trop émue et Jeanne avait pris le pas sur Mme Lalochère.
« Je suis désolée, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Voilà votre reçu. »
De nouveau, c’est elle qui chercha à me réconforter :
« Rassurez-vous, je ne vous ai pas trouvée intrusive. Cette conversation m’a permis de reprendre un peu mes esprits et va me donner matière à réfléchir pendant le trajet. Je reviendrai peut-être un jour, j’ai beaucoup aimé mon séjour ici.
— Vous y serez toujours la bienvenue, Mme Lalande. Ah, voilà Gaston qui va vous conduire à Bourg.
— Au point où nous en sommes, appelez-moi donc Antoinette ! »
Sans crier gare, elle se pencha au-dessus du comptoir et m’embrassa sur les deux joues avant de s’éloigner vers la Skoda, sous le regard médusé de Gaston qui venait d’empoigner sa valise.
Now I shout it from the highest hills
Even told the golden daffodils
At last my heart’s an open door
And my secret love is no secret anymoreDoris Day, Secret Love Song.
1 Commentaire de Prunelle Laguigne -
Ce coin du Jura serait-il pas l’épicentre de la canicule ?
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
J’aime bien quand Jeanne prend le pas sur Madame Lalochère :)
3 Commentaire de Avril -
Jeanne est de celles qui ne peut s’empêcher de renvoyer la sympathie et l’affection qu’elle reçoit. J’aime ce genre de personne. <3
Son frère (où plutôt la marionnettiste derrière lui) a été très intelligent avec la suggestion de ce film pour son coming-out. Parfait choix et amusante réaction de la mère.
♫ So I told a friendly star
The way that dreamers often do
Just how wonderful you are
And why I am so in love with you ♫
4 Commentaire de Antoinette -
Merci Jeanne et longue vie à cette auberge <3