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June East

Chambre 17

L’Aigle Noir II

Bordeaux, 2003, Élisa Hell a onze ans. Le frère de Maman a surpris le monstre à l’œuvre. Elle n’a plus jamais revu le père. Elle range ces mauvais souvenirs dans un tiroir enfoui de sa mémoire et retrouve lentement le sourire.

Les pièces de ce sinistre puzzle me sont revenues progressivement un peu après ma majorité, les unes après les autres, dans le désordre. Si l’image générale reste incomplète et diffuse, son interprétation ne laisse hélas aucun doute. Aujourd’hui encore, je ne peux évoquer tout cela qu’avec distanciation, comme si je parlais d’une autre.

Maman avait fermé les yeux sur les infidélités du mari, il ne fallait pas perdre la face en société. L’épouse n’agit pas comme la mère. La seconde ne put en supporter davantage. Après la disparition du monstre, elle dut prendre son indépendance. Nous avons quitté Bordeaux pour Limoges, où elle avait réussi à se faire embaucher comme secrétaire. J’ai réglé mes problèmes avec Maman depuis. Je suis désormais convaincue qu’elle n’avait aucune idée de ce que j’endurais. Nous n’en avons plus jamais reparlé. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de lui. Je n’ai jamais cherché à savoir. La peur de le voir revenir.

Celui qu’aujourd’hui j’appelle Papa n’est pas le père. Papa est celui qui à force de patience et de preuves d’amour est parvenu à estomper les cicatrices de Maman, pour lui restaurer cette chose qu’elle croyait détruite à tout jamais : sa confiance. L’homme qu’il lui fallait. Aussi bien à elle qu’à moi. Un époux et un Papa idéal.

Je m’étonne souvent d’être spontanément aussi tactile et affectueuse, surtout avec des inconnus que je peux embrasser pour un oui ou pour un non. Après de longues discussions, mon analyste a justifié cela comme un « marqueur inconscient de tentative de reconstruction d’une innocence enfantine où les témoignages d’affection sont anodins et sans conséquences ». Ma sexualité débridée, elle, viendrait en compensation, pour affirmer qu’aujourd’hui, j’ai le pouvoir de choisir qui, où et comment. J’aurais pu tirer la carte refus de sexualité, blocage et frigidité. D’autres filles le vivent ainsi. On va dire que dans mon malheur, j’ai été plutôt chanceuse. Même si cet inconscient me met justement sur une voie à risques. J’ai appris à me défendre.

Seulement deux amoureux dans ma vie ont reçu ce témoignage. Le premier n’osa plus me toucher de peur de briser la poupée qu’il voyait maintenant trop fragile. Le second disparut simplement de la circulation. Je ne leur en veux même pas. Quand on largue une bombe pareille, il faut s’attendre à des dégâts. Est-ce si difficile de se contenter d’un « J’ai entendu. Je suis désolé » et d’agir comme si de rien n’était ? Si l’abstraction me réussit, pourquoi en sont-ils incapables ? La meilleure façon de ne pas voir un comportement changer est encore de ne pas risquer de l’altérer. Garder le silence pour préserver le couple. Mais un couple solide ne devrait-il pas être capable de tout se dire, de tout accepter du passé de l’autre ? Juste savoir et être présent en cas de besoin ?

Je ne me marierai pas. Pour pouvoir s’enfuir, il faut être sans attache et conserver son indépendance. Pour ce qui est d’avoir un enfant, la meilleure façon de le protéger est encore de ne pas en avoir.

Je déteste prodigieusement la généalogie. Alors que certains fouillent pour déterrer les secrets de leurs origines, moi, je les renie et leur crache à la gueule. Tout ce qu’il reste du père est son nom sur mon acte de naissance. Ce n’est rien tout en étant déjà trop. Chaque 10 août, date de son anniversaire, je réinvente sa mort. Coup de pelle, gorge tranchée, accident de route, balle de revolver, poison… Il me reste un éventail d’options à exploiter. Je peux le tuer encore pour des années.

10 août 2020. Élisa a noyé l’Aigle Noir dans un lac du Jura. *

10 août 2020. Éric a noyé l’Aigle Noir dans un lac du Jura.

 

* Note de l’autrice : Raturé deux heures plus tard et ajout de la dernière ligne dans la foulée.

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