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Hugo Loup

Chambre 19

Good Vibrations


Nouveau jour. Nouvel essai. Carnet ouvert, plume posée sur l’annulaire, coincée par le majeur et l’index, le pouce fermant la pince, posé sur eux. C’est beau une main qui tient un stylo, en fait.
La regarder ne m’aidera pas à écrire. Et il faut que cela sorte. D’une façon ou d’une autre.

Reprendre le fil. Les fils. Les tisser entre eux, fil de chaîne et de trame. En faire un taffetas de soie, serré en armure de toile. J’ai toujours pensé que le plus simple était le plus beau.
Un fil pris, un fil laissé. Des fils se lèvent. La navette passe. Bistanclaque ! Parfois il arrive qu’un fil casse, comme hier, ou plutôt ce matin. D’un mouvement de doigt expert le rattacher. Reprend alors le bruit du métier à bras. Bistanclaque ! Un rythme qui donne le ton aux mots, qui donne la cadence à la main. Bistanclaque ! Je me mets à l’ouvrage. Bistanclaque ! La toile avance. Bistanclaque !


Dimanche 5:00. Debout, enfiler maillot et short, lacer les baskets, remplir le sac à dos : un livre, un thermos pour l’eau, ma robe bohème, mes sandales argentées, mes petits bouchons de chocolat (délicieux mini muffin de la grand-mère d’antan), et une grosse enveloppe. Refermer doucement la porte, descendre les escaliers, passer devant le veilleur de nuit qui n’en finit plus de veiller sur nos nuits, sortir. Inspirer profondément, se débarrasser des dernières brumes de sommeil, expirer d’un coup sec. Courir.
Courir sans penser à rien d’autre que cette clairière, sa cabane, sa pompe à eau, son herbe tendre, son cours d’eau assez profond pour s’y baigner. Tendre vers elle à chaque foulée et pourtant ne pas y aller de suite. Faire ses kilomètres. Patience. Je sais qu’elle sera récompensée.

Arriver dans le cours d’eau. Quel nom porte-t-il ? Il serpente, tantôt à peine quelques centimètres, tantôt plus profond. Il est émaillé de pierres moussues, son lit, de pierres lisses d’être roulées par les flots à la fonte des neiges. De petits poissons viennent et chatouillent les pieds, se glissant entre les orteils écartés pour mieux s’agripper aux galets.
Laisser short et maillot, baskets et lingerie sur la berge. Se plonger dans l’eau froide. Cœur qui s’accélère. Se frotter pour se réchauffer. S’habituer. Eliminer toutes traces de l’effort. Se purifier afin d’être digne de rester dans la clairière. La clairière de…
Ramasser ses vêtements et regagner l’herbe verte qui appelle à l’amollissement du corps et des sens. Regarder le ciel de plus en plus clair. Le jour se lève, officiellement. Pourtant cela fait longtemps que la lumière a envahi les cieux.
Enfiler la robe légère comme un souffle d’Auray, nymphe de la brise. S’installer et déguster quelques gâteaux minuscules d’une bouche gourmande. S’allonger et ne penser à rien. Regarder le ciel. Maintenant. Il est temps. Sortir l’enveloppe, l’ouvrir délicatement, sans rien déchirer. Trembler, un peu. Plonger la main à l’intérieur, sans regarder. Garder le plaisir de la découverte le plus longtemps possible.
Se saisir de l’objet, la main reconnaissant un livre. Imaginer ce qu’il peut être le temps de le sortir de l’enveloppe. Hésiter à poser les yeux dessus puis, dans un désir d’enfant le jour de Noël, avide, regarder l’objet. Yeux qui s’écarquillent de surprise. Lèvres qui s’étirent en un large sourire. Cœur qui s’emballe.
Sentir venir les questions par saccade. N’en retenir que deux : Comment a-t-il su ? Pourquoi ce présent ? Sentir une larme perler, glisser doucement. Emotion intense. Trop grande pour des mots. Petits signes tracés à l’encre violette.

Je n’en finis plus de sourire. Un livre à reliure japonaise, que je caresse amoureusement. J’aime les livres, et celui-ci est beau dans sa simplicité. Couverture noire, fil cousu blanc, étiquette portant nom, titre et un dessin à l’encre de chine. Sobre. Magnifique à mes yeux.
C’est un recueil de haïkus d’une nonne bouddhiste du XVIIIe siècle. Une édition bilingue à la belle calligraphie. Je ne la connais pas. Elle aura de beaux compagnons, Basho, Buson, Ryokan, Issa. Tous en édition de poche…
Après en avoir lu quelques poèmes, je m’apprête à ranger le livre lorsque je vois un carton tombé dans l’herbe. Je le retourne et apprécie la calligraphie. Elle en dit long sur son scripteur. Elle ne fait que confirmer mes premières impressions. Mon intuition est toujours intacte. Au moins pour ça.
Ses quelques mots me donne l’impression qu’il a lu en moi à livre ouvert. Suis-je aussi prévisible que cette petite phrase le suggère ? Et puis je vois un numéro. Son numéro. Et mon cerveau s’emballe. Dois-je lui écrire ? Attend-il un message ? Au moins pour lui dire merci, non ? Mais alors que lui écrire ? Mille phrases me viennent à l’esprit. Je les chasse rapidement. Prendre le temps de réfléchir. Prendre le temps.
Il n’est plus à dix minutes près, depuis vendredi. Alors je me lève. Je défais mon chignon serré. Range les épingles le retenant. Me démêle les cheveux avec les doigts et les rejette en arrière. Je suis seule alors je peux le faire. Je crois bien que personne, même Highway, ne m’a jamais vue les cheveux lâchés, à part ma famille. En tout cas pas depuis le lycée.
J’entends alors un bruit de pas. Surement des randonneurs. Quand il m’a montré le chemin de l’endroit, Gaston en a parlé. Mon premier réflexe est de me cacher… le deuxième de pester contre l’intrus. C’est mon refuge ici, mon “sielunmaisema[1] en quelque sorte. Ce n’est pas un randonneur. C’est un résident.

Je l’invite à me rejoindre. Je ne sais pas trop pourquoi, il me touche. Il doit être dans la soixantaine avancée. Toujours seul, il est très observateur. Parfois, il lui arrive d’avoir un regard… comment dire ? Comme s’il regardait un gâteau au chocolat. D’ailleurs il semble se délecter de choses sucrées. Il sait aussi très bien se montrer mal aimable. Sauf que cela ne marche pas avec moi. Je vois, derrière ce sexagénaire qui me rappelle un peu Poirot. Sans doute pour cela que son côté “Je fais un esclandre en plein dîner à réclamer du pain à Natacha”, qui a horrifié les autres convives n’a pas eu le même effet sur moi. Je crois que le moment est parfait pour parler enfin avec lui. L’écouter aussi.

On s’est assis, et je l’ai regardé. Lui qui ne semblait pas à l’aise à quand même soutenu mon regard. Il a même eu l’air un peu penaud lorsque je lui ai parlé de l’esclandre. Gentiment recadré Côme. Il était temps qu’on se présente, non ? D’autant qu’il est installé juste en dessous de moi.
Côme, qui s’est alors ouvert à moi. La vanne était rompue. Je l’ai écouté. C’est la meilleure chose à faire, la seule aussi. Ses ambivalences, de cœur et de corps m’ont touchées. Encore plus lorsqu’il m’a avoué éprouver “des difficultés à construire une relation”. Comme cela a résonné en moi !
Et puis les mots sont sortis tous seuls, mes mots : “Pourquoi vous ne voulez pas qu’on vous aime ?” Depuis que je l’ai croisé, à mon retour mardi (déjà bientôt une semaine ?), je n’arrive pas à m’ôter cela de la tête. M’amenant à me demander si c’est ainsi que je suis aussi. Empêcher qu’autrui m’aime. Une handicapée du sentiment. C’est peut-être pour cela, finalement, que je suis touchée par lui, que je suis indulgente envers son comportement. Non, c’est plus que cela. Moi, chez lui, je vois plus loin que son physique, ses sarcasmes, ses références littéraires (dingue sa connaissance en la matière, je suis soufflée !) toutes les 30 secondes, ses regards en coin, ses mines de chatte alléchée… Ce sont ces failles que je vois, que je pressentais plutôt, qui me font le voir plus comme un petit enfant malheureux caché au fond de ce sexagénaire en surpoids.
Côme m’émeut et j’ai envie de le prendre dans mes bras. Oui, moi, la fille qui tient le monde à distance. J’ai envie de lui déposer un baiser léger comme une aile de papillon sur sa joue rebondie. Bien sûr je ne le fais pas. Je ne veux pas l’effrayer. D’autant que ma phrase, tout sauf innocente, l’a fait blêmir.
Où est-ce l’apparition d’un autre à la lisière des arbres, et de mon champ de vision.

Je tourne légèrement la tête et je le vois. Lui…
Mon cœur s’emballe. Je bafouille quelque chose à Côme. Pourtant je suis déjà seule avec lui depuis que nos yeux se sont accrochés. Côme s’échappe. En en prenant vaguement conscience, à l’orée de ma raison, j’en suis désolée. Il était si près de tout dire. Bizarrement, je focalise sur celui qui part alors que mon corps focalise sur celui qui arrive. Je sais que je me suis levée. Que je me tiens droite, au milieu de la clairière. Le menton relevé. Pour mieux le regarder ?
Pourtant c’est à Côme que vont mes pensées. Je sais que je l’inviterai à venir jouer avec moi. Je veux l’entendre faire pleurer mon okedo, qu’il laisse sortir peines et chagrin. Qu’il se libère ne serait-ce qu’un bref moment.

Mon regard rivé à cet autre homme si différent, je sens cette attraction animale, suave et sensuelle. Elle m’attire tel un aimant. Je me sens bien et perdue en même temps. Dépassée par les sensations, je me redresse encore. Ne rien montrer. Ne pas lui donner à lire en moi. Garder le contrôle en gardant mes yeux… Non, impossible. Je ne le regarde pas, je suis plongée en lui, dans son regard qui plonge en moi. Je n’ai jamais connu cette sensation. Jamais ressenti ces émotions. L’impression de ne plus savoir qui je suis. Une femelle face à un mâle. Rien de plus. Simple.

Il m’appelle par mon prénom. C’est si doux à mes oreilles. Comme si… Je suis Hugo. Je suis femelle. Sa voix me le dit, son intonation me l’impose, avec douceur.
Retour sur terre avec son compliment. Pour la première fois j’y crois. L’en remercie. Il est là tout près. Si près que j’ai peur qu’il voit mon corps trembler. Il parle et mon cerveau s’emballe.

— Vous êtes nue sous cette robe, n’est-ce pas ?

Je rougis. Comment sait-il ? Dans un quart de millième de seconde j’envisage tout un tas de réactions. J’hésite entre la gifle et le rire (ce que je ferais avec Highway). Mon corps décide pour moi.
Tandis que je sens des bulles légères monter, je sens mon bras se détendre. Un mouvement vif, instinctif, contrôlé. Comme mon poing rencontre son estomac, les bulles éclatent dans ma gorge.
Je ris…

Note

[1] du finlandais “paysage de l’âme” jardin secret intérieur

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