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Vernon Tardif

gouvernante

Un baiser sans moustache est comme une soupe sans sel

Même pas le temps de dire quoi que ce soit, voilà mon Samir qui m’attrape et qui m’embrasse à pleine bouche. Je lui ai donc un peu manqué !

— J’ai toujours rêvé de secourir une demoiselle en détresse… Et en plus, elle a une si jolie moustache.
— T’es con !

Lulu nous regarde un peu surpris et je devine une goguenardise dans son œil, qu’il tente de maîtriser.

— Je comprends qu’il s’agissait d’une urgence.

Et il file vers la cuisine pour nous laisser un peu d’intimité. Ça m’aurait arrangé qu’il reste, parce que je ne suis pas pressé de m’expliquer avec Samir…

— Alors ça ressemble à ça, l’enfer ?

Il éclate de rire. Je me sens très bête.

— Tu sais qu’en deux clics, en tapant le nom de ton auberge, on arrive sur le blog d’une certaine Natou 13, qui a ne la décrit pas exactement comme toi ? Bon apparemment, il y a des aventures épiques, dans cet endroit, des réalisateurs célèbres, des brigands qui font des lettres de rupture sur internet… Mais ça paraît confortable et l’équipe semble aux petits soin. Jusqu’au veilleur qui s’éclipse avec discrétion. Tu m’aurais pas menti quand même ? Pas toi ? Toi, mon sang, ma vie ! Ah, qu’on me donne une fourchette à huîtres que je la plante dans ce cœur trahi-hi-hi…

Il va finir par rameuter les clients, ce con !

— Évidemment, j’ai menti. Tu m’as foutu dans la merde et j’ai atterri… dans la meilleure place de ma vie. J’allais pas te remercier, non plus !

Je termine en lui tirant la langue, au moment même où Lulu reparaît avec trois verres et une bouteille entamée. Il pouffe.

— Je vois qu’on a des arguments élevés, par ici. J’ai trouvé du vin de paille, je me suis dit que j’aurais peut-être le droit d’être présenté, avec ça !
— Pardon : donc Lulu, voici l’adorable Samir qui m’a laissé en plan juste avant que je n’arrive. Samir, tu as rencontré l’indispensable Lulu, qui veille sur le sommeil de nos nuits avec application et tout le matériel nécessaire en cas d’urgence…
— Bonsoir Lulu, du coup… Heu, la bouteille, c’est pour la déco, ou bien ?
— Tu perds pas le Nord, Samir, c’est bien. Ton Vern, je le soupçonne d’être un peu rêveur, à ses heures…
— En tout cas, il a de l’imagination. Faudra que je te fasse lire l’auberge telle qu’il me l’a décrite. Un vrai roman. Gothique et tout ! À mon avis, faudrait même le faire lire à la patronne, ça pourrait l’inspirer pour une soirée thématique Frissons et candélabres !

Et ces deux andouilles éclatent de rire.


De fil en aiguille, j’étais pas forcément au taquet pour attaquer mon service du vendredi, heureusement, la petite Natou a assuré grave, et j’ai juste dû rester en support – notamment quand M. de la Caterie a décidé de passer sa mauvaise humeur sur elle. Un drôle de bonhomme, celui-là. Toujours l’air d’être inconfortable. Comme s‘il portait une chemise qui gratte. Mais je soupçonne qu’il porte son cilice à l’intérieur de lui. Bref, ça n’empêche que c’est lui le client, et que nous devons le servir, sans laisser son humeur abîmer notre travail. Le seul rappel que j’aie eu besoin de faire à Natou, qui avait bien préparé son service avec Janette, connaissait la carte et, ma foi, naviguait avec plus de précision et d’efficacité à elle seule que les siamoises !


J’ai un peu gardé Samir planqué dans ma chambre jusque samedi matin. Jeanne ayant dû s’absenter de l’accueil au moment où j’allais sortir, j’ai réceptionné un colis de la taille environ d’un frigo américain pour Mlle Loup. Samir m’a aidé à le mettre dans sa chambre. Puis nous avons profité de mon début de week-end pour aller nous balader jusqu’à Pollox, avant qu’il ne doive partir.

— Je peux pas les laisser seuls tout un week-end, tu comprends, l’oncle a besoin de moi…
— Je comprends bien oui, c’est de moi qu’il n’avait pas besoin !
— Il est gentil, le Vern, mais je me demande s’il ne serait pas un poil rancunier… Mais continue à me raconter ton auberge des horreurs, j’adore !

Et le voilà parti sur un dernier baiser. Fin de semaine bien remplie, à tous les niveaux.


C’est lundi que je m’en suis rendu compte. Quand j’ai vu Jeanne à la prise de service avec la mine de celle qui sort d’un tunnel dont elle a dû s’extraire à mains nues. Si Natou et moi avons nos week-ends, et comme il n’y a pas d’extras, la Jeanne se retrouve seule pour l’ensemble de la marche de la baraque !

— Jeanne, ôtez-moi d’un doute. Vous m’avez embauché pour pouvoir souffler un peu, non ? Et Natacha aussi, en plus de faire une bonne action ?
— On peut dire ça.
— Et donc, si on est tous les deux en week-end en même temps, c’est pour que vous puissiez toutes les semaines vous rappeler comme c’est mieux de pas être toute seule ?
— Je ne vais priver les gens de week-end parce que ça m’arrange. Ça n’est pas ma conception de…
— Oui, mais moi ça m’est égal que le week-end soit samedi-dimanche. Dimanche-lundi, ou vendredi-samedi c’est aussi bien. Je vais pas à la messe, et personne m’attend pour le rôti en famille. Je vais voir avec Natou si on peut se relayer. Mais il n’est pas raisonnable, Madame Lalochère, de vous infliger ça.

Je me suis dit que ça passerait mieux en prenant un ton de Docteur Tardif, mais ça n’a pas complètement pris. Elle m’a regardé avec une surprise amusée, l’air de se dire : ils sont fous dans le Jura, mais elle n’a pas protesté. Et Natou a pris le dimanche travaillé.

— J’aime autant travailler, le dimanche, vé. Je sé pas pourquoi, mais c’est le jour où j’ai les méchants souvenirs qui travaillent le plus, si j’ai rien à faire.

Du coup, je travaille le samedi, mais pas le vendredi. Si Samir repasse, j’aurais plus de temps avec lui, c’est tout bénef !


Mon Samir,

Figure-toi que ces exploiteurs qui ne respectent rien me font désormais travailler le dimanche ! Il va falloir brûler un cierge à Saint CGT pour me sortir de ce mauvais pas.

Henri, le factotum obsessionnel des graviers est au bord de la déprime après qu’un fou furieux a failli emporter la moitié de la façade avec son engin de malheur, en massacrant les parterres qu’il bichonne comme si c’était ses enfants !

On a cru qu’il y aurait du sang sur les murs, mais on a évité le pire, de justesse. Il a fallu qu’une cliente intercède, et je la soupçonne d’avoir vendu ses charmes au Riton.

Pendant ce temps-là, à mesure qu’approche la mi-août, le climat rafraîchit sérieusement. Je parie sur les premiers flocons avant la fin de semaine.

C’est pas la putain de Corse, ici !

Poutous.

Ton Vern.

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