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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Les dimanches de ma vie

Ça tombe bien que je sois athée, je n’aurais pas le temps d’aller à la messe si je le voulais. Le dimanche est le jour le plus chargé de ma semaine, avec les repos simultanés de Natacha et Vernon. Heureusement que Mme Danchin fait les chambres. Je n’ose pas lui demander d’assurer l’accueil l’après-midi, elle a déjà l’air éreintée quand les chambres sont finies, je ne crois pas qu’elle tiendrait le coup.

Les dimanches, donc, je passe en mode guerillera pour assurer une journée qui débute à 6 heures et finit vers 22 heures sans interruption. C’est dire si la moindre anicroche est malvenue.

Alors les surprises made in Korea…

M. Le Floch a débarqué vers la fin du service du petit déjeuner, alors que je regarnissais les corbeilles de fruits. Il voulait me parler et semblait peu désireux de le faire devant les autres clients. De mon côté, j’espérais pouvoir éclaircir le mystère de son cloitrement en chambre. Après un coup d’œil sur le buffet pour m’assurer qu’il y avait là tout ce qu’il faudrait en mon absence, j’offris de sortir sous le patio, vide à cette heure.

Il était préoccupé et resta silencieux un moment, comme pour trancher un conflit intérieur. Il m’expliqua enfin qu’il avait fait entrer sa fille jeudi à l’aube et qu’elle était depuis restée dans leur chambre. Avant que je puisse lui dire qu’il aurait suffi qu’il mentionne cette arrivée et qu’on ajoute les repas supplémentaires à sa note il me raconta, comme on se jette à l’eau (ce qui, pour un marin…), que c’était sa fille naturelle et qu’elle était arrivée de Corée clandestinement, sans papiers et lui était pour ainsi dire tombée dessus sans prévenir.

D’où le k-pop. D’où les paniers gargantuesques. D’où la trouille que je lisais dans ses yeux. D’où la mienne. J’ai l’habitude de me fier à mon instinct : la façon dont il prononçait son nom, l’affection qui transparaissait, la protection dont il voulait la couvrir, le récit du décès de la maman, je l’ai cru. Mais peut-on se fier à l’instinct en pareilles circonstances ? Et même si c’était en effet sa fille, n’allais-je pas ajouter aux soucis financiers des soucis policiers en acceptant cette nouvelle pensionnaire ?

Ce qui était certain c’est que nous ne pouvions pas laisser une enfant de quatorze ans, bouclée dans une chambre, même jolie, même avec vue sur la forêt. Et après tout, je n’étais pas censée savoir tout ça et je pouvais en rester à la version « la fille du client de la chambre 5 l’a rejoint pour les vacances », parfaitement exacte du reste.

« La croyez-vous capable de ne pas mentionner les circonstances de son arrivée ?

— Oui, totalement. Elle a tout à fait conscience de la discrétion que les circonstances imposent. Elle saura déjouer les questions pièges s’il y en a, au pire elle fera semblant de ne pas comprendre le français. Enfin je parle des autres clients et du personnel bien sûr. Pour la police… j’espère qu’on n’aura pas à s’interroger. Je vais quoi qu’il en soit me renseigner sur les démarches à entreprendre pour régulariser la situation.

— Alors disons que vous ne m’avez rien dit à part que votre fille séjourne désormais avec vous.

— Merci beaucoup. Je n’aime pas la dissimulation et je n’aurais pas voulu faire perdurer cette occupation secrète ni vous en cacher les raisons. Et comme je vous le disais, je vais tâcher de faire au plus vite pour que tout rentre dans l’ordre légalement. Puis-je également vous demander de ne pas mentionner sa présence si par hasard mon épouse appelait ? Je dois la préparer à cette nouvelle. »

Ah… M. Le Floch je-n’aime-pas-la-dissimulation dissimule peut-être quelques menus détails à sa femme, après tout. Je l’ai rassuré, toutefois, non seulement parce que je ne l’aurais probablement pas fait même sans sa demande (si tant est que la situation doive se présenter), mais surtout parce que sachant qu’elle ne sait pas je ne vais certes pas être celle par qui l’information lui parvient. À lui de s’en débrouiller.

Il est remonté soulagé puis est revenu accompagné de l’enfant, une charmante jeune fille aux cheveux noirs et aux yeux identiques à ceux de son père. Je les ai suivis du regard pendant qu’ils s’installaient pour le petit-déjeuner. Je ne connais pas leur histoire jusque-là, n’en apprendrai certainement pas plus sur ce qu’elle sera après leur départ mais je leur souhaite que tout se passe pour le mieux.

Je souris aussi intérieurement à la pensée qui m’est venue tout à coup : si Janette apprend que nous avons une Coréenne dans la maison, elle va lui demander si elle sait cuisiner des plats de son pays et ça va sentir de nouvelles effluves en cuisine quand elle se lancera dans l’une de ses sessions d’expérimentations de cuisines du monde !

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