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Livia Agostini

Chambre 2

La Mafia des Auteurs Dépressifs

Oh Gianni, mon fils, comme je suis malheureuse d’être recluse dans ce Jura si froid ! Même en été, ce lac est glacé en comparaison de ma mer si belle et si chaude. Sans pouvoir me baigner, je cours le risque de me dessécher comme une vieille figue. Que les Fortini en soient maudits sur quinze générations si je me mets à craqueler ! Et tout ça pour quoi ? Serait-ce à cause du livre que l’arrière-grand-tante Andria Agostini avait emprunté à Stella Fortini sans jamais le lui rendre ? Non, il doit y avoir une autre explication.

Je dois te parler de la femme de chambre. Elle a l’âge d’être retraitée d’après moi. C’est le tiers-monde ici qu’ils font travailler les ancêtres ? Ils ne respectent rien sur le continent. J’ai pris peur quand elle a sorti un objet de son sac. Alors, tu me connais, j’ai finaudé pour m’assurer que je ne craignais rien : J’ai été avenante. J’aurais mieux fait de ne pas me ronger les sangs aux quatre veines. Au final, il ne s’agissait que d’un bête carnet qu’elle avait trouvé et dont la lecture la tourmentait. Mais pourquoi avait-elle lu aussi ? Ah ça, quand le cochon déterre une truffe, il ne se préoccupe pas de savoir si elle lui restera sur l’estomac. Cette pauvre Madame Danchin est un vrai moulin à paroles. Elle allait me faire manquer le déjeuner. Après trois minutes, je n’arrivais plus à l’écouter. Je lui ai dit que si ce carnet la tracassait tant, elle devait s’en débarrasser. Elle a beau être très aimable, elle semble se torturer les méninges en permanence. Elle ferait virer du lait de brebis rien qu’en le regardant. Je lui ai pris son carnet et j’ai quitté la chambre avant qu’elle puisse me conter ses autres infortunes. J’ai feuilleté les quatre premières pages en descendant les escaliers. Oh Signore ! Quelle tristesse, quel malheur ! Alors avant le repas, je suis passée par le salon et j’ai glissé ce carnet sur une étagère de la bibliothèque. En première position, à l’extrême droite sur la planche du haut. Personne ne prend jamais un livre à cet endroit.

Au restaurant, je priais pour ne pas recroiser ce monsieur un peu rondouillet vu au petit-déjeuner. Il gloussait sous cape en même temps qu’il m’observait de son œil de corbeau. Certainement un de ses hommes qui imagine des aventures fantasques et qui consigne ses frustrations dans un quelconque journal intime, le genre de lecture qui doit causer bien des aigreurs. En plus, à tourner sa tête vers tout le monde comme cela, il avait la discrétion du Phare de la Madonetta.

Heureusement, il n’était pas là ce midi. Non. À sa place, il y avait une jeune demoiselle qui à son tour s’agaçait à lire et relire une lettre en attendant le service de son assiette. On ne me l’a fait pas à moi, j’ai bien vu qu’elle fulminait comme l’âne à qui on n’a pas donné le foin qu’il espérait. Un peu plus tard, autour du plateau de fromages, elle m’a recommandé un Bleu du coin, un produit au lait de vache ! À moi, moi, Livia Agostini ! Hérésie ! Je suis retournée à ma place sans rien prendre.

Oh Signore ! Tous ces gens qui écrivent des choses tristes, et tous ces gens qui se déchirent le cœur à les lire. Tu n’as pas idée à quel point je souffre pour ces pauvres âmes. Je pourrais m’en trancher les veines pour ne plus être confrontée à tant de chagrins.

Ghjesù Ghjesù ! Les Fortini m’ont retrouvée. Ils veulent me pousser au suicide et ils ont contacté la Mafia des Auteurs Dépressifs !

Gianni, u mo figliolu, veni quì ! Et apporte la carabine !

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