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Côme de la Caterie

Chambre 9

Laisse moi t'aimer

Pourquoi vous ne voulez pas qu’on vous aime ?
Oh que cette question fait mal…
Cette question… comme un écho muet à ce SMS de Fabien (que je n’ai toujours pas effacé). Fabien qui m’avait écrit, quelques jours après ma fuite avec Marie : Laisse lui le temps de te prouver que tu peux être aimé, puisque moi je n’ai pas réussi.
Et aujourd’hui, Hugo me crucifie avec cette question, qui résonne encore dans ma tête des heures après notre rencontre…


Je me suis levé tôt, vieille habitude, même si je reste au lit à écouter la radio… Belle journée en perspective,[1] même si ce n’est pas la canicule dont on parle pour d’autres régions en ce moment.
J’ai pris mon petit déjeuner en salle, ma première sortie publique depuis l’incident de vendredi. Grâce soit rendue aux paniers-repas proposés par l’auberge.
Heureusement, le matin c’est libre-service, Pas de risque de croiser Natacha ou M. Tardif. Café sans sucre (le sucre ça fait grossir…) tartines, beurre, confiture et un pain aux raisins pour la route.
Pas un mot, un simple signe de tête aux rares clients présents à 7h00 du matin. En plus il s’agit de nouveaux arrivants, qui n’ont pas eu le temps de me connaitre sous mon mauvais jour.
Il y a en particulier cette dame énigmatique habillée tout en noir, qui arbore même une étole dans ses cheveux.
L’étole noire… comme dans StarWars ? Je ris tout seul de ma bêtise…
Je parie que ses sous-vêtements sont également noirs… et je n’imagine pas une seconde qu’il y aurait dans ce choix des arrière-pensées affriolantes…
Une vraie caricature de femme corse, cette cliente, un peu comme dans Astérix en Corse, celle dont le frère fusille des yeux un romain en lui assénant un Elle te plaît pas ma soeur ?
Ceci dit, aucun élément pour valider la corsitude de la dame. Elle est peut être veuve. Ou bien elle a été contaminée par les diktats de la fashion police qui prétendent que le noir est seyant en toutes circonstances et amincit.
Ou bien c’est une veuve corse qui veut paraitre mince…
En attendant, elle ne parle pas, elle ne sourit pas , ses mâchoires ne se desserrent que pour grignoter son toast. Elle a l’air “ailleurs”, je dirais même elle a l’air “au-dessus”.
Et on dit que moi, je ne serais pas aimable ?
Je suis aimable. Pas aimé, mais aimable…

Mon petit déjeuner avalé (très bon ce café !), je suis vite sorti, par prudence dirais-je, pour éviter toute rencontre qui aurait pu geler ma bonne humeur du jour.
Je ne suis pas fier de moi. Nokomis… Natacha… Pourquoi tant de N ?
Mais je n’irai pas m’excuser. Fierté mal placée, mais fierté quand même.
“Être courageux dans l’isolement, sans témoins, sans l’assentiment des autres, face à face avec soi-même, cela requiert une grande fierté et beaucoup de force.” [2]


Je suis parti marcher vers le lac.
Puis j’ai pris à droite après avoir traversé la route pour emprunter ce qu’on appelle ici la petite boucle.
J’étais passé par là dimanche dernier… Grimper sur quelques rochers. Éviter les racines rampantes. Passer la petite rivière. Franchir le vieux pont. Trouver la vieille cabane…
Ma mémoire ne m’a pas trahi. J’espérais être seul et, rassuré, je n’ai pas entendu le rythme lancinant d’un tambour lointain qui avait déjà pu me surprendre lors d’une précédente escapade dans les bois.
Je suis très sensible - dans toutes les formes de musique - à la présence des percussions. Je suis même allé un jour à un concert des Tambours du Bronx. Je n’imaginais pas que de simples “tambours” puissent dérouler tant de nuances, de phrases musicales et me transporter si facilement. Les percussions me font vibrer.
J’avais déjà observé une fois la fille au 4x4. Elle avait son okedo-daiko posé devant elle et le frappait avec force, avec retenue, avec souplesse, avec grâce.
Fascinante jeune femme, fascinante musique…
Mais là le silence. Je me suis donc avancé tranquillement dans la trouée de lumière.

En fait, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture au milieu d’une route de campagne, je me suis fais surprendre… Arrêt sur image pendant qu’une voix claire surgie de nulle part m’interpelait…
Ne restez pas là, venez !
C’est la joueuse d’okedo qui me parlait… et il y avait dans cette invitation quelque chose d’impérieux, comme si cette jeune femme avait l’habitude de donner des ordres.
Je m’suis fait tout p’tit devant une poupée…[3]
On s’est assis. J’ai eu l’impression que son regard me transperçait. Des yeux gris. Comme ceux des loups. Je n’aime pas qu’on me dévisage, ça me met très mal à l’aise…
Vêtue d’une robe longue très fluide, les cheveux mouillés rejetés en arrière, elle aurait pu être une fée ou une divinité de la forêt…
Eh alors vous allez bien depuis la dernière fois ?
Quelle dernière fois ?
J’étais au restaurant quand vous avez demandé, non… exigé du pain… Elle m’a dit ça à mi-voix, sans agressivité, avec même un sourire amusé au coin des lèvres…
Ah. J’aurais pas dû…
Ben non évidemment, vous n’auriez pas dû ! Et puis surtout pas vous en prendre à Natacha, c’est un amour cette fille !
Je sais bien qu’elle avait raison. Pas Natacha…

La conversation a pris rapidement un autre tournant, celui des confidences.
Je ne sais pas comment elle a fait. Je lui ai parlé de Marie, donc de Fabien que j’ai perdu. De cet emballement de ma vie, de mon cœur en sur-régime. De ma difficulté à construire une relation. De ce PACS qui me lie à Marie. De mes escapades sensuelles sexuelles et masculines… dans lesquelles je cherche à retrouver Fabien pour mieux oublier Marie.
Comment se fait-il que j’ai osé raconter tout ça ? Il y avait du Denise Glaser [4] dans les silences de ma confidente inattendue.
Hugo, elle s’appelle Hugo. Étonnant non pour une jeune femme… “Rien ne devrait recevoir un nom, de peur que ce nom même ne le transforme.” [5]
Et subitement, le coup de bambou derrière le crâne, le coup de poignard dans le cœur…
Pourquoi vous ne voulez pas qu’on vous aime ?

Je n’ai pas eu l’occasion de répondre, mais en aurais-je été capable ?
Une question simple mais aussi tranchante qu’un scalpel, tailladant des années, des décennies de certitude affichée et d’auto-mensonge…
M. Gumonski, le livreur de l’auberge, arrivait. Il s’est arrêté à l’orée du bois.
Hugo l’a vu. Son visage s’est illuminé.
Celui de Gumonski s’est éclairé.
Ça faisait trop de monde pour une si petite clairière, et trop de lumière pour des confidences un peu sombres. Malgré l’invitation d’Hugo je me suis échappé. Avec des questions dans la tête et des blessures ravivées au cœur.


Marie ? Je ne l’aime plus…
Fabien ? Il ne me laissera plus l’aimer…
Et ce gamin dont me parle, que dis-je, dont me menace Marie. Je ne l’ai jamais vu. Je ne connais même pas son prénom, puisque Marie parle toujours de lui en disant “ton” fils !
C’est vrai que je n’ai jamais pris la peine de lui demander comment s’appelait “mon” fils.
Je n’ai plus eu d’interactions - ni libres ni concertées - avec Marie depuis si longtemps… Elle m’a remplacé dans son lit. Pas plus que moi, elle ne pourrait nommer ou reconnaitre ses compagnons d’un soir avec certitude.
Mais comme par hasard nos quelques coups de folie auraient fait de moi un père ?
Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais oublié de me protéger dans ces circonstances. Mais, avec l’alcool comme compagnon, puis-je être formel ? Non bien sûr…
J’ai le sentiment confus et désagréable que Marie voudrait me transformer en compte en banque potentiel.
J’ai demandé à mon avocat de creuser le dossier…
Je ne suis pas prêt à être père.

Pourquoi vous ne voulez pas qu’on vous aime ?
C’est une très bonne question… Je ne vous remercie pas de me l’avoir posée…

Notes

[1] Vous pouvez vérifier pour Bourg-en-Bresse : 19°C le matin, 33°C l’après midi, le ciel se couvrant à partir de 16h00

[2] Milan Kundera - La plaisanterie

[3] Georges Brassens évidemment

[4] Encore une référence générationnelle. Ceux qui ne connaissent pas, allez découvrir ses interviews iconiques sur YouTube !

[5] Virginia Woolf - Les Vagues

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