C’est impressionnant comme les choses changent d’un week-end à l’autre. J’ai récupéré de la période de visite familiale et il n’y a pas à dire : quand on ne fait que le travail d’un travail où l’on est employé, et qu’il est à temps partiel, la fatigue reste supportable. Ça va bien mieux. Dès ce matin, je reconnaissais mieux les personnes croisées, même si on dirait que certaines reviennent. Ça me faisait plaisir de le constater, je me disais qu’elles ne voulaient pas quitter l’auberge tellement elles y étaient bien, jusqu’au moment où j’ai réfléchi, que c’était peut-être au contraire parce qu’elles étaient trop mal pour retourner dans le monde extérieur qu’elles revenaient.
J’étais bien décidée à rendre à ma patronne le carnet que j’avais trouvé, même si je restais sur une intuition que celui qui l’avait laissé voulait transmettre quelque chose, que l’on fasse quelque chose et que c’était exprès ; qu’on en fasse autre chose que de le mettre aux objets trouvés. Et puis, comme j’étais un peu en retard - j’avais été perturbée dans mon ordre de ménage parce que les chambres 16 et 17 ont changé, il y a une porte maintenant là où il y avait des meubles avant - je n’avais même pas vu qu’il y avait une porte, je devais être sacrément à côté de mes pompes quand j’avais passé l’aspirateur les autres fois, en fait j’ai un peu honte -, mais bon voilà est apparue une porte je ne m’y attendais pas et après j’étais désorganisée dans ma tournée. Donc comme j’étais un peu en retard, quand je suis arrivée à la 2, la dame était déjà revenue de son petit-déjeuner et peut-être même d’une balade et quand j’ai toqué à la porte, par pure formalité, pensant la pièce vide, elle était là. Je me suis excusée, j’ai dit je repasserai plus tard. Elle m’a dit - Non, non, faites votre travail, je vais redescendre de toutes façons. J’ai répondu, - Je n’en aurai pas pour très longtemps.
Je m’en voulais d’autant plus de l’avoir dérangée qu’elle était comme une veuve sicilienne, et quelque chose de tendu chez elle me donnait l’impression d’un vrai deuil probable. Elle parlait avec le même accent que monsieur Pagni, le père de mon ami d’enfance. J’ai su qu’elle ne venait pas de Sicile, mais de Corse.
J’allais dans le couloir poser ce que j’avais en main et attraper le chariot d’entretien, quand elle m’a dit soudain : - C’est quoi, là, ce que vous tenez dans la main ? Elle devait être davantage sur le qui-vive qu’en deuil, me suis-je dis. Elle venait de remarquer le carnet de monsieur Mem que j’avais sans le faire très consciemment sorti de mon sac parce que juste avant de frapper à cette porte je m’étais dit Allez je prends mon courage à deux mains et je vais en parler à madame Lalochère. Quand je l’avais croisée un peu plus tôt je lui avais demandé, auriez-vous un instant, après, j’ai une question qui me tracasse un peu. Elle avait répondu Oui bien sûr. Donc je savais que j’avais sa permission pour passer. Mais j’avais vu que j’étais en retard et je m’étais dit, La chambre d’abord. Je ne sais pas ce qui m’a pris, normalement on ne parle pas aux clients en dehors de ce qui relève du service ou de les aider quand ça ne prend pas trop de temps, mais peut-être parce qu’elle semblait dans un chagrin, je lui a tout raconté du carnet, de ce qu’il contenait de beau et de triste, de je ne savais pas pourquoi le monsieur qui l’avait laissé avait fait ça, de je savais encore moins pourquoi, ni pourquoi je n’en avais pas immédiatement parlé à la patronne, d’une responsabilité que c’était - souhaitait-il que qui avait retrouvé tente de le contacter ? -. Et là j’ai eu l’impression que la dame en noir reprenait quelques couleurs, que ça l’intéressait vivement, que ça la sortait de ses propres difficultés. Elle m’a proposé, si j’acceptais de lui confier ce carnet, de s’occuper elle-même des éventuelles démarches. J’ai franchement hésité. Alors elle a dit quelque chose dans sa langue Corse, que j’ai interprété comme une marque d’engagement. Alors je lui ai tendu le carnet. Ai-je bien fait ?
Au dessus du lit, était cloué un drapeau Corse. Je sais bien qu’il n’y était pas avant et puis les clous n’étaient pas mis comme un professionnel l’aurait fait. Peut-être ne disposait-elle pas d’un marteau quand elle l’avait cloué. Ça m’embêtait, je pouvais comprendre que la Corse lui manquait mais clouer des choses aux murs quand on est dans une chambre d’hôtel, ça ne se fait pas. Je me suis demandée ce que j’étais censée faire. Entre temps la dame s’était éclipsée, elle était descendue, comme elle l’avait annoncé, partie avec le carnet. Je venais d’échanger un cas de conscience contre un autre. Dois-je en parler à la patronne, des clous sur le beau mur tout neuf ? Ça ne fait pas un pli. Seulement j’eusse aimé en parler d’abord avec la principale intéressée.
L’un dans l’autre, lorsque je suis redescendue parce que j’avais terminé tout l’étage, et que j’ai croisé Jeanne qui sortait de l’accueil, laquelle m’a demandé : Vous aviez une question ?, avec un sourire bienveillant encourageant, comme je ne pouvais plus parler du carnet, j’ai causé du drapeau. Bizarrement, ça a fait réagir ma patronne plus par le fait que c’était un drapeau, ou qu’il était corse, que pour la question d’avoir fait des trous dans le mur. Et je me suis retrouvée presque à plaider la cause de madame Agostini, parce qu’elle devait avoir le mal du pays.
Au bout du compte, j’aurais tout fait de travers dans cette histoire : voilà que j’ai dénoncé la résidente qui a proposé de m’aider pour le carnet, me tirant une fameuse épine du pied ; et qu’aussi c’était sans doute à moi de faire quelque chose, pour le carnet, que si ça tombe il n’est pas en d’aussi bonnes mains que ma première impression ne me l’avait fait croire. Et Jeanne Lalochère que j’ai trouvée bien soucieuse, plus qu’avant, se retrouve avec un tracas de plus à prendre en compte, celui d’expliquer qu’on n’a pas le droit dans un hôtel de clouer des choses aux murs.
Le couple qui est désormais dans une suite ne se doutera pas des conséquences que sa récente installation aura eues. Si je n’avais pas été retardée, j’aurais parlé à la patronne du carnet et à la résidente de son drapeau avant d’en parler à la patronne. Dans la vie, c’est toujours comme ça.
J’allais oublier : j’ai une nouvelle collègue : la jeune femme de Marseille qui était cliente avant. Je crois que quand elle a été plaqué par son homme, celui qui avait l’air d’une petite frappe et salissait beaucoup, elle a cherché du travail, et que comme il manquait du personnel et qu’elle est vraiment communicative et vive, travailler en salle lui a été proposé. J’aimerais bien mieux connaître mes collègues, je veux dire ceux que je ne connaissais pas déjà parce qu’ils sont du pays. Seulement la logique de l’organisation fait que nos horaires se complètent plus qu’ils ne se chevauchent. Il faudrait vraiment qu’un jour je reste un peu.
1 Commentaire de Samantdi -
J’aime beaucoup la possibilité qui nous est donnée d’entrer dans la tête d’Ariane et d’en suivre les méandres, ses petites pensées, impressions qui s’enchaînent … Portrait en creux d’une personne angoissée, qui veut bien faire mais qui, je le crains, agit un peu légèrement en donnant ce carnet à cette cliente !
Carnet, drapeau, quel sera le troisième objet du chifoumi ?
2 Commentaire de Esteban -
Oups. Peut-être que parallèlement au ski, Mâme Jeanne va pouvoir un centre de ressourcement ? de recentrement ? de recentrage ?
3 Commentaire de Avril -
Là où une angoisse chasse l’autre… Pauvre Ariane !
Je crois que Lulu a quelque chose qui pourrait peut-être apporter à Ariane un peu de quiétude.
Ce serait bien qu’ils se rencontrent ces deux-là d’ailleurs…
4 Commentaire de Sacrip'Anne -
Pourvu qu’une vengeance Corse ne s’abattre pas sur Ariane !
5 Commentaire de Pep -
Ariane, je te conseille vivement quelques moments avec Natou, que tu te détendes un peu, qu’elle te transmette un peu de son (excédent d’) énergie et bonne humeur.
Et arrête donc de faire tiens les problèmes des autres, bon sang !
Tu vas te mettre la rate au court-bouillon pour pas grand-chose ! ^^