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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Dans la ligne de mire

Je me suis finalement décidé à faire une nouvelle virée à Genève avec le Toyota, hier après-midi. Véhicule guère approprié pour ce genre de trajets et ce type de destinations, mais ô combien pratique pour transporter mes derniers achats : deux magnifiques byōbu qui m’ont coûté la moitié d’un bras. Lorsque le gérant m’a questionné au sujet de leur lieu d’accueil, je me suis abstenu de lui préciser que mon espace nuit n’était rien d’autre qu’un grand recoin d’une grange. Même si je ne trouve pas cela particulièrement déconnant, de mon point de vue. Au contraire, non ? D’ailleurs, je pourrais peut-être poursuivre sur cette idée : dégager encore un peu de place dans le prolongement de mon installation pour augmenter la surface des tatamis et remplacer la porte de la grange juste en face par des shōji. Reste à considérer la variable du climat du Haut Jura, tout de même. Mais pourquoi pas ? Toujours est-il qu’en ouvrant les yeux ce matin, j’avais la sensation d’un doux cocon tout comme d’un lointain ailleurs encore inconnu. Il me faut bien ça en ce moment, j’en ai peur. Il me fallait bien ça, ce matin, c’est certain. Parce que voilà que je me mets à me souvenir de mes rêves, maintenant. Chose rarissime, plus généralement liée à l’un ou l’autre cauchemars, mais qui tend à vouloir se généraliser depuis cette sieste qui avait signé la désertion de ma chambre. Malgré un inconfort certain en émergeant du sommeil, j’essaie de voir cela comme une aubaine. J’ai donc pris l’habitude de vite encrer au cœur de mon carnet les images qu’il me reste au réveil.

Je n’avais pourtant aucune idée, aucune intention particulière, derrière ce choix de consigner de la sorte les bribes de mes songes. Il s’avère que la relecture de ces extraits est assez enrichissante et un peu déstabilisante. Dans les détails amusants, je note que les matières évoluent. S’il y avait une prédominance pour les métaux, le verre, les fibres et matériaux composites dans les premiers, ce sont maintenant le bois, la végétation, le papier et les éléments naturels qui ont pris le dessus. Au point d’être omniprésents dans les plus récents écrits. Encore cette nuit, d’ailleurs. Une course farouche, effrénée, dans la forêt. Je n’étais pas seul. Nous en arrivons aux détails perturbants. Ce grand loup du Sanctuaire courait à mes côtés. Non. Pour être plus juste, j’avais l’impression de courir à ses côtés. Il me paraissait gigantesque. J’avais l’impression d’être à hauteur de sa gueule. Jusqu’à ce que je comprenne que je n’étais plus sur mes deux jambes d’homme, mais sur les quatre pattes du loup que j’étais devenu. Je crois que nous chassions. Ou plutôt qu’il m’initiait à la chasse. Comme un maître, ou un père, ou un grand frère. Je crois avoir senti l’odeur aigre de la peur. Les arbres défilaient autour de nous à une vitesse stupéfiante, dans une sorte de slalom endiablé, des branches de buissons nous fouettaient parfois, des ronces parvenaient à nous égratigner au travers de nos fourrures, j’entendais nos souffles courts et excités, je percevais le rythme syncopé et affolé de sabots sur ce sol un peu sec et couvert d’aiguilles, et puis, soudain, la proie se trouvait à notre portée.

Je crois que je me suis réveillé au moment exact où mes crocs déchiraient violemment la chair et plongeaient profondément dans le sang de la gorge de ce jeune chevreuil. En sursaut. En sueur. Dans un état encore second. Comme ivre d’excitation, de folie, d’euphorie et surchargé d’adrénaline. Un peu inquiet d’admettre que cette sensation m’était plaisante. À la vue du décor de mon nouveau cocon, j’ai senti mon rythme cardiaque retrouver la normale, mon humanité me réinvestir. C’est alors le cérébral qui a tenté de s’inviter en cherchant des explications, des relations, des causes et des effets, des hypothèses et des conclusions. J’en suis toutefois vite venu à bout. Je n’ai pas envie d’avoir trop de choses en tête. Je n’ai pas envie de réfléchir. Pas en ce moment.

C’est les hormones, Simone ?


Il était encore tôt pour un dimanche matin mais les filles étaient déjà toutes fraîches et en train de dresser la table pour le petit-déjeuner alors que je débarquais sur la terrasse en manque cruel de caféine.

— Hey, Gaz’ ! Bien dormi ?
— Chais pas trop encore… Mais, dormi, oui. Et toi ?
— Ça ne se demande même pas en ce moment : ces putains de cachetons m’assomment. Heureusement que je n’ai plus que demain à les prendre !
— Ah merde… Fin de nos vacances à Léo et moi. Demain sera jour de deuil national…

Me suis pris un coup de baguette de pain sur la tête. Si ça avait été un rouleau à pâtisserie, le geste aurait été exactement le même. Les conséquences, elles, certainement plus graves. Léo arriva avec la cafetière et un sourire franchement éblouissant. Hum. Levées si tôt un dimanche, déjà douchées, d’une bonne humeur à faire swinguer un macchabée, il y avait du réveil « gros câlins » là-dessous, ma main à couper. Bon sang qu’elles sont belles !

— Dis donc, Tonton…
— Oui, ma Léo ?
— Tu as un souci avec ton téléphone ?
— Hein ? Non. Pas que je sache. Pourquoi ?
— Oh rien. Rien de spécial. C’est juste que tu ne sais jamais où tu l’as laissé, en général, et que depuis quelques jours tu ne le quittes pas et lui jettes un coup d’œil toutes les trente secondes…
— …

Elles me fixaient toutes les deux en silence, petits sourires en coin, yeux malicieux, bien décidées à me faire passer aux aveux quels qu’ils pourraient être. Sales gosses. Petites pestes.

— Comme j’ai enfin répondu par SMS à Nathan, je m’attends à ce qu’il m’appelle sans attendre demain. Ça ne me surprendrait pas. Et il serait encore vexé si je venais à l’ignorer une nouvelle fois…

En chœur, elles m’ont gratifié d’un « Hum. Hum. » bien senti. Je n’étais peut-être pas totalement crédible mais l’excuse était valable et se tenait. Pas de débat possible. Le point me revenait.


À la fin du petit-déjeuner, alors que nous étions engagés dans notre désormais quotidienne chorégraphie rangement, nous avons également entamé notre non moins quotidien briefing planning de la journée, le plus naturellement du monde. J’ai ressenti comme une douce chaleur dans la poitrine et au creux du ventre, en comprenant à quel point j’étais devenu accro de ces moments-là, de les avoir toutes les deux sous le même toit que moi. En me disant que c’était parti pour durer quelques mois, quelques années. Plus encore, je l’espérais.

Elles étaient bien parties pour se balader un peu jusqu’à l’heure du déjeuner, qui serait peut-être tardif pour l’occasion si ça ne me dérangeait pas. Pas le moins du monde, non, puisque pour ma part je comptais bien disparaître toute la journée en forêt, en quête de fraîcheur, de sérénité, de ressourcement dominical. Nous nous sommes donc embrassés à leur départ, en se disant à ce soir peut-être, à demain sans le moindre doute. Je les ai regardées couper à travers champ, en riant et sautillant comme deux enfants qu’elles étaient condamnées à rester à mes yeux, petite maison dans la prairie style.


Comme je n’avais pas été capable de faire un choix tranché, j’avais chargé deux livres dans ma besace. Juste au cas où j’éprouverais l’envie de m’arrêter un instant pour lire, et ne pas me contenter de contempler toujours plus ces forêts qui s’enracinent jour après jour un peu plus en moi. J’y avais également glissé une petite gourde remplie d’eau fraîche. Pas besoin d’un plus grand volume, je sais parfaitement où je pourrais en refaire le plein en cas de besoin. Ne me restait plus qu’à envisager un itinéraire. Peut-être. Ou pas. L’important était d’être dans les bois. Cette ferme, notre bastion, serait forcément la destination finale de mon périple du jour et de tous ceux à venir. J’en avais maintenant la conviction.

J’ai commencé par une visite du Sanctuaire. Ça faisait longtemps que je ne l’avais plus observé sous le soleil de midi. Je me suis ensuite retrouvé à marcher en direction de l’auberge, que je tenais pourtant à éviter aujourd’hui. J’ai donc tout de suite bifurqué vers la petite plage. Il était encore trop tôt et trop chaud pour y croiser Henri dans son hamac. Pas de promeneurs à cette heure, tant mieux, besoin d’être seul avec mes pensées ou l’absence d’icelles. J’étais de moins en moins capable de me mentir au sujet de ma destination. Si une partie de ma conscience avait réussi à me la dissimuler jusque-là, la barrière mentale était en train de s’effondrer alors que je remontais le cours de l’Ondine. Presque au pas de charge. Loin du rythme lent d’un promeneur qui médite.

C’était désormais tellement limpide, que je choisissais la voie la plus directe, enlevant mes chaussures pour traverser la rivière, profitant des quelques dizaines de mètres d’herbe pour me sécher et m’essuyer les pieds avant de rejoindre l’orée des bois et de m’y rechausser. Il fallait grimper un peu maintenant, mais je me surprenais à avancer vite, sans peine, remis du coup de chaud subit à découvert en longeant l’Ondine. Je connaissais bien cette voie. Mais cet après-midi, je la reconnaissais différemment. Cette nuit, je la parcourais en rêve. En courant. En chassant. Ça devait être une coïncidence. Ça ne pouvait être qu’une coïncidence. Une association de souvenirs en guise de décor pour un épisode onirique. Rien de plus.

Et j’ai débouché sur cette clairière et sa cabane.


Elle était bien là. Comme je le souhaitais au fond de moi depuis que je m’étais mis à marcher.
Mais elle n’était pas seule.

J’ai cru reconnaître le petit joufflu désagréable que je n’avais qu’entraperçu jusqu’à aujourd’hui mais dont on m’avait énormément parlé. Dans des termes qui pouvaient difficilement me le rendre sympathique. Pourtant, il ne donnait alors pas l’impression de se montrer inconvenant ou toxique, assis presque en face d’elle. Je ne me sentais pas moins déjà prêt à le dégager vertement mais je n’en ai pas eu besoin. Je l’ai vu se redresser d’un coup, subitement, et quasiment détaler. Il zigzaguait presque. Comme sonné, paniqué. Comme s’il avait vu le Diable ou je ne sais quoi. J’étais convaincu ne pas y être pour grand-chose. Était-ce elle qui l’avait mis dans un tel état ? Avait-il eu, lui aussi, soudainement, la certitude qu’il était en présence d’une bombe à retardement avec cette jeune Hugo ?

Hugo s’était levée, dans le mouvement du bonhomme. Je lui découvrais des cheveux bien plus longs que je n’aurais pu l’imaginer. Dénoués, mouillés et lui cascadant le long du dos, jusqu’à la cambrure. Le tissu léger de la grande robe bariolée qu’elle portait laissait deviner ses formes dans une légère et pudique transparence. Elle me fixait sans bouger. Je n’avais pas la moindre idée de l’air que je pouvais avoir. Celui ahuri d’un parfait crétin du Jura ? Celui exagérément affamé du loup de Tex Avery ? Toujours est-il que j’avançais droit vers elle, sans la quitter des yeux. En la dévorant des yeux. Et dans ma tête, cette petite voix démoniaque qui me narguait « Je suis sûr qu’elle est nue sous cette robe ! On parie ? Ouais. Dis ? On parie qu’elle est nue sous cette robe ? » Je luttais pour chasser cette pensée idiote et, surtout, pour me mettre l’esprit au repos si je voulais parvenir à articuler quelque chose qui pourrait faire sens. À ce moment précis, le temps s’était arrêté et la distance contractée. Je percevais son odeur, la chaleur de son corps, son souffle, le grain de sa peau, le rose de ses lèvres.

— Bonjour, Hugo. Vous êtes resplendissante.

Elle rosit légèrement. Je l’avais déjà remarqué, ce teint au visage dans ces instants. Il m’avait déjà fait chavirer, ce fichu teint lors de notre précédent échange. Il signalait qu’elle était bousculée mais pas déstabilisée, surprise mais pas dépassée, touchée mais encore sous contrôle. La preuve en était ce regard gris qui ne lâchait pas le mien. Qui me disait qu’elle était prête à toute éventualité. Que je pouvais peut-être même déjà être une cible pour elle.

— Bonjour, Gaston. Merci.
— …

Je venais de faire un pas de plus, j’étais presque contre elle.
Et puis, j’ai perdu le contrôle.

— Vous êtes nue sous cette robe, n’est-ce pas ?
— …

OH PUTAIN ! GUMOWSKI !
MAIS T’ES CON OU QUOI ?!

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