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June East

Chambre 17

Le Gang Javot

Ce lac offre un écrin propice à la détente et à la contemplation. Hormis un vent léger qui vient perturber le haut des sapins, il y règne une sérénité digne d’un Spa. Éric profite de ce cadre pour ses séances de méditation pendant que je fais mon jogging dans la forêt. La Petite Boucle pour commencer, la Grande si j’ai la motivation. Je le retrouve ensuite sur la plage où il est tel que je l’ai laissé, assis en tailleur, les yeux fermés et les paumes sur les genoux levées vers le ciel.

Ce jour-là, je me suis approchée en silence pour lui murmurer un « OOoooOooohmmmmm » interminable au creux de l’oreille. Il a tenté de maîtriser le coin de ses lèvres qui souhaitaient désespérément rejoindre ses pommettes. Damned, il a repris le contrôle, sans rire. Je ne médite pas. Faire le vide dans sa tête est le meilleur moyen pour se laisser envahir par des choses qu’on n’a pas envie de voir débarquer. Je tiens mon esprit occupé en permanence, si possible avec de belles pensées. Je me suis enveloppée d’un paréo pour passer de ma tenue de sport à celle de plage. Il ouvrit un œil avant de le refermer. Il faudra que je dégote plus affriolant que ce deux-pièces. À se demander lequel des deux testait l’autre. Moi qui essayais de le faire craquer, ou lui qui mettait ma persévérance à l’épreuve ? Je déclarai forfait avec l’espoir de prendre ma revanche plus tard. Mais comment avaient-ils tous fait pour nager dans ce lac ? J’ai bien cru que j’allais y perdre les doigts de pied. Plutôt que de barboter, je rejoignis ma serviette et me baignai dans les mots de Camus et Casarès. Rien ne pourrait troubler ma tranquillité.

« Grrrrand bonjourrrr à vous ! …»

J’avais parlé trop vite. Un vieillard à l’allure de Jean d’Ormesson (mais en plus vivant) emmitouflé dans un long manteau épais (une aberration par cette chaleur) venait de faire son entrée. Il était flanqué d’un autre (dont la ressemblance avec Jacques Gamblin était saisissante) qui fut présenté comme son homme de compagnie. Javot se leva pour les saluer. En mon for intérieur, je ris de voir que ces deux-là avaient réussi là où j’avais échoué : sortir le Garde de Buckingham de sa paralysie.

Après les introductions, banalités et flatteries d’usage, tout s’est enchaîné quand il a mentionné, lui aussi, ma ressemblance avec Lauren Bacall. Décidément. Je lui répondis façon The Look, le fameux regard-par-en-dessous-qui-tue. Il nous démontra alors qu’il n’était pas le dernier en ce qui concernait les imitations. Après une saisissante version de Chaplin, il nous rejoua carrément l’intégrale de Docteur Jivago, avec tous les personnages. Je n’en croyais pas mes yeux et le félicitai sincèrement.

Pendant toute la séquence, Alexeï le regardait avec cet air mi-consterné mi-admiratif, celui de ceux qui ont la charge d’un affreux garnement pour lequel ils ont une affection débordante. Ils prirent congé avec un dernier cabotinage dont j’aurais pu m’offusquer, sachant que… Mais la situation était tellement délirante que les seuls mots qui me vinrent furent « Je note la proposition, Spasibo ! ». Et ils reprirent leur chemin autour du lac.

En plaisantant, je demandai à Éric si je devais appeler tout de suite Pollux et l’informer qu’il avait une nouvelle graine de star à signer à l’auberge. Amusé, il répondit « Ah non ! Pollux n’aura jamais la patience d’Alexeï. Et pourtant, avec les acteurs, et surtout les actrices, il en a dompté des spécimens. Celui-là, il est gratiné des deux faces. Il en a fait voir de toutes les couleurs à toute l’auberge. Un vrai festival. De se balader à poil dans la forêt à chanter au milieu du lac en passant par la grande tragédie dans le restaurant. Il paraît même qu’il a embrassé une cliente dans l’ascenseur !». Je tournai la tête vers cet Auguste et son clown blanc qui s’éloignaient avec une pensée pour P. Vergnes. J’ai un point commun avec vous, cher Comte Romanov. « Mais c’est un bon bougre. Et l’autre, s’il lui arrive de jouer le souffre-douleur, il l’aime bien son petit vieux. Tiens, tu vois, ils sont un peu comme Poiret et Serrault, ou Blanche et Dac même. Toujours à se chicaner, en essayant en vain de cacher la tendresse qui les unit ».

Javot allait éteindre son cigare et reprendre sa séance de méditation. Je devais intervenir rapidement avant qu’il ne retombe en catalepsie.
— Tu crois que le Comte Romanesco a une petite fortune ?
— Romanov ? Aucune idée.
— Il a les moyens de s’offrir les services d’un homme de compagnie à plein temps. Sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ça doit chiffrer, non ?
— Peut-être. Pourquoi cet intérêt soudain ?
— Je me disais que… Tu es contraint de tourner un film populaire pour financer ensuite tes projets plus personnels.
— Et ? Tu ne veux tout de même pas que je lui demande d’investir ?
— Mais non ! Par contre, je suis certaine que j’arriverais à le vampiriser, ton Comte Draculaïevitch. Je lui sors le grand jeu. Dans quinze jours, trois semaines max, il me couche sur son testament, un petit accident, et hop ! Plus la peine d’écrire une comédie grand public. À nous le magot !
Pendant trois secondes, son regard hésita à choisir entre l’expression de la stupéfaction ou celle de la terreur. Hélas, voyant que je tenais ma revanche, j’ai perdu mon sérieux en relâchant un rire qui le rassura sur ma santé mentale. Caramba, encore raté !
— Mais qui êtes-vous, mademoiselle Hell ? Et qu’avez-vous fait de June East ?, dit-il hilare en me jetant mon paréo à la figure.
Je lui subtilisai son cigare (et manquai de m’étouffer après la première bouffée). Puis, les yeux noyés dans les siens, après un rictus aguicheur, je commençai à entonner sur un air bien connu :
— ♫ Alors voilà Clyde a une petite amie. Elle est belle et son prénom c’est… ♫
— ♪ … Junnie ! ♪
— ♫ À eux deux, ils forment le Gang Javot ♫
— ♪ Leurs noms : Junnie Parker… ♪
— ♫ … Et Clyde Javot ♫
Avant de finir tous les deux en choeur : « ♫♪ Junnie and Clyde ! Junnie and Clyde… ♪♫ ».

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