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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

Le choc des accents

Je suis dans la merde.

Le Comte rumine un mauvais plan, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Tout ça parce qu’un pédant qui confond méchanceté avec autorité s’est permis d’humilier Natou [1], et que le Comte aime bien, Natou. C’est assez logique, quand on y regarde bien. Deux accents au bord de l’incompréhensible, deux tempéraments de drama queen “pour de rire”… pas étonnant que, sans lui avoir parlé, il l’ait prise en affection.

Bref, il cogite (une vengeance ? une approche consolatrice à base de je ne sais quelle pitrerie ?) et je crains le pire en gestion post-crise.

En attendant, nous voici partis avec la DS jusqu’au Café des Sapins, pour y trouver cartes postales et timbres à destination d’Olga et Svetlana, les filles du Comte, mais aussi de ses petits-enfants et arrières-petits-enfants.

Nous étions installés à une table en train de nous attaquer à la montagne de cartes (lui le texte, moi les adresses et les timbres) quand Natou est justement arrivée, juchée sur ses talons improbables, pimpante et enjouée.

Elle nous a salués de l’entrée et le Comte l’a évidemment invitée à se joindre à nous.

— Vous asseoirrrr avec nous apérrrrritif, Natouchka ?

Il lui parle comme s’il la connaissait de toute éternité et même si on ne s’est jamais adressé autre chose que des saluts, elle trouve ça parfaitement normal. Les mêmes.

— Commandons vodka, meilleurrrrre boisson pourrrrr trrrrravail, meilleurrrrre boisson pourrrrr rrrrrepos, pourrrrrr rrrrirrrre et pourrrrr peine.

— Vé, vous dites ça parce que vous êtes russe, mais chez nous, c’est le pastaga qui est bon pour tout ! Allez zou, tournée de pastis.

Le Comte lève un sourcil. Oh putain le con. Il l’a trouvée son idée. Voilà qu’il embraye et attaque directement à plein régime.

— Terrrrrible méconnaissance apérrrrritifs de la parrrrrt Marrrrseillais. Pas étonnant eux moqués parrrrr Parrrrrisiens.

— Oh le fada ! C’est bien le reste du monde qui n’y connaît rien ! La preuve, c’est que le pastis, ça empêche l’ulcère, peuchère. Si c’est pas le meilleur, l’apéritif qui soigne et qui fait plaisir, té !

Elle aussi a le moteur qui rugit dans les tours. Les deux frémissent de l’œil et de la narine, comme deux fauves prêts à bondir.

— Si Arrrrrrmée Impérrrriale boirrrre pastis, eux pas ulcèrrrrre mais congelés ! Bon apérrrrritif est celui qui garrrrde en vie même parrrrrr frrrrrroid sibérrrrien !

— En attendant, votre vodka, c’est tellement fort que si j’en bois deux verres, je vomis triples boyaux.

— Vous manquez entrrrraînement et discerrrrrnement petite Natouchka, vous jeune encorrrrrre.

— Oh fan de chichourle, vous m’escagassez, là ! Je sers depuis que je suis nine au café, je vois bien ce que ça leur fait, aux clients qui prennent de la vodka. Ils deviennent bêtassous et on en tire plus rien de bon.

Je jurerais que dans une minute on va les entendre rugir. Les clients du café sont figés, n’osent plus bouger d’un poil de moustache. Le patron s’est rapproché de l’extincteur, des fois qu’il faille éteindre l’incendie qui menace à la table.

Encore quelques échanges de plus en plus virulents et ils craquent tous les deux en même temps. Ils éclatent de rire. Non, ils pleurent de rire dans les bras l’un de l’autre, fiers de leur grand cinéma.

— Té, merci Monsieur le Comte. Depuis vendredi j’en étais toute encagnée de l’histoire avec le type tout rond, là. Ça fait du bien de s’enfader pour rire.

Et les voilà à partir bras dessus, bras dessous, sur la route du retour. Le temps de payer, de confier les cartes postales à la boîte, de ramasser ce qui restait sur la table et de démarrer la DS, je les suis, au pas. L’un s’appuie sur sa canne, l’autre tient ses talons à la main. Ils devisent joyeusement en marchant comme si la route ne montait pas, à petits pas appliqués.

Et je les suis, persuadé que ce “choc des accents” fera longtemps parler dans les annales de Pollox, prêt à les installer dans la DS quand ils seront fatigués. Une jolie semaine qui démarre.

Note

[1] La jeune marseillaise dont le mafieux s’est tiré comme un lâche et qui est, depuis, devenue serveuse à l’auberge

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